Nos Représentants pendant la Révolution

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Nos représentants pendant la Révolution
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Mémoire sur l’apanage de Robert de Cassel

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Mémoire sur l’apanage de Robert de Cassel
Auteur : P. J. E. de Smyttère – fichier : pdf

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Les soldats de l’an II à Hondschoote, Histoire d’un Club militaire

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Les soldats de l’an II à Hondschoote, histoire d’un club militaire
Auteur : Léon Moreel – fichier : epub

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Les Jacobins à Dunkerque, Histoire d’un Club (1790-1795)

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Les Jacobins à Dunkerque, histoire d’un club (1790-1795)
Auteur : Louis Lemaire – fichier : epub

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Le soulèvement de la Flandre maritime (1323-1328)

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Le soulèvement de la Flandre maritime de 1823-1828
Auteur : Henri Pirenne – fichier : epub

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Introduction aux Cahiers de doléances de la Flandre maritime

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Introduction aux cahiers de doléances de la Flandre maritime
Auteur : Philippe Sagnac – fichier : epub

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Lamartine et la Flandre par Henry Cochin

Lamartine et la Flandre
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Lamartine et la Flandre
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Dunkerque et la traite des Noirs au XVIIIe siècle

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Dunkerque et la traite des Noirs au XVIIIe siècle
Auteur : Louis Lemaire – fichier : epub

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Le Lieutenant civil, qui siégeait au Châtelet de Paris, consulté en 1705, pour savoir si les esclaves nègres devaient être considérés comme meubles ou immeubles, ne trouva rien de mieux que de faire cette stupéfiante réponse :

« Nous etc. après avoir pris l’avis des anciens Avocats et Procureurs disons que suivant l’usage de la Coutume de Paris, les bestiaux qui sont dans les fermes et métairies ne font point partie d’icelles, mais se vendent séparément… Et comme dans l’isle de Saint Dominique l’on suit la coutume de Paris, les Nègres de cette isle ne font pas partie du fond, mais se vendent séparément ou se partagent comme meubles ».

Ainsi donc sans plus de façon, il assimilait les nègres aux bestiaux ! La question n’avait pas sa raison d’être puisque l’article 44 du Code Noir de 1685 disait expressément : « Déclarons les esclaves être meubles ». Mais la réponse parut sans doute si péremptoire qu’on jugea utile de l’imprimer.

En 1767, le Contrôleur général des finances, l’Averdy écrivait à la Chambre de Commerce de Dunkerque : « J’apprends Messieurs, avec plaisir que les négociants de Dunkerque se sont déterminés à faire le commerce des noirs sur la Côte d’Afrique ». C’était avec une évidente satisfaction que la Cour apprenait qu’ils allaient enfin étendre ce commerce qu’ils n’avaient jusqu’alors pratiqué que sur une petite échelle.

Un peu plus tard, en 1776, le ministre Sartine, écrivait à la même Compagnie, pour lui dire que « des gens malintentionnés ont répandu dans les différents ports du royaume que le gouvernement projettoit de donner la liberté aux nègres ». « Quoique je sois persuadé, disait-il, qu’une pareille nouvelle n’a pu exciter que le mépris pour ceux qui en sont les auteurs, j’ai pensé que je devais vous en informer afin que si quelque esprit faible en avait conçu de l’inquiétude vous puissiez l’en dissuader ».

Et la Chambre de Commerce, de lui répondre :

« Cette nouvelle n’a pas transpiré ici et nous osons croire qu’elle n’y aurait trouvé aucune créance tant elle est ridicule, et contraire à la protection que S. M. veut bien accorder au Commerce ».

On comprenait mal en haut lieu que des colons aient pris l’initiative d’affranchir certains de leurs esclaves : « Ces affranchis pourraient en grand nombre venir habiter le royaume, s’y mêler avec le sang français par des mariages et faire passer à leurs enfants leurs inclinaisons vicieuses dont les traces se trouveraient jusque dans une postérité fort reculée » (Valin. Commentaires sur l’ordonnance de la Marine de 1681, édition 1766 t. I. p. 411).

Le nègre était donc porteur de tares indélébiles. La malédiction jetée sur les fils de Cham devait les poursuivre de génération en génération. Voilà où on en était à la fin du XVIIIe Siècle !

La possession et l’exploitation du nègre aux Colonies, apparaissaient comme une nécessité.

Les Espagnols les premiers, quand ils avaient possédé les îles d’Amérique s’étaient rendu compte que les blancs ne pouvaient pas supporter le travail de la terre sous une zone torride et y avaient introduit les noirs. Les Français, arrivant après eux, trouvèrent l’esclavage organisé et continuèrent à ravitailler les îles en noirs capturés sur la côte de Guinée.

Toutes les considérations d’humanité, passaient après ce principe que seul le nègre pouvait résister, en vertu de son adaptation millénaire au travail de la terre dans cette zone de feu. Et le Code noir n’avait-il pas fixé les droits et devoirs de chacun et adouci dans une large mesure le régime auquel étaient soumis les esclaves ?

Des planteurs qui avaient perdu presque tous leurs biens après la révolte d’Haïti, exposaient en 1815 leurs idées sur la situation réelle de l’esclave sous l’ancien régime (Un Dunkerquois colon à Saint-Domingue de 1763 à 1818, par l’abbé Rafin. Un. Faulc. 1901 p. 530).

Ils considéraient le noir comme une sorte de domestique à vie et trouvaient sa condition préférable à celle des garçons de ferme de nos pays : « Il vivait sans souci, sans inquiétude, tant sur le présent que sur l’avenir, assuré qu’il était de son existence et de celle de sa famille soit en santé soit en maladie, qu’il devint paralytique ou impotent, et enfin assuré qu’il était qu’il serait nourri, entretenu jusqu’au dernier, jour de sa vie ».

Admettons que cette situation soit devenue acceptable, sinon enviable.

Ce qui ne l’était pas du tout, c’était la façon dont on se procurait ces noirs. La traite nous apparaît comme une organisation odieuse. Il suffit de lire les relations de voyageurs, capitaines, colons, missionnaires, qui nous décrivent les razzias, les marchés, le transport de ces malheureux. Toutes concordent pour nous faire le tableau le plus sombre de ces opérations.

C’était d’abord la chasse à l’homme, la razzia. Des villages entiers étaient pillés, détruits, ou incendiés pour capturer quelques nègres. Ceux-ci enchaînés étaient acheminés vers la côte : la mortalité pendant ce premier trajet était déjà énorme.

Les capitaines négriers achetaient ensuite ces captifs, après les avoir examinés comme l’auraient fait des maquignons. Ils les payaient soit en espèces soit plutôt avec la pacotille qu’ils avaient apportée.

Quand le chargement était complet, ce qui demandait parfois plusieurs mois au cours desquels un certain nombre de noirs succombaient, d’autres se révoltaient, s’évadaient ou se faisaient tuer, le navire faisait voile vers les Îles d’Amérique. Les pauvres noirs entassés dans l’entrepont, arrimés côte à côte, n’avaient même pas la place pour se mouvoir. Les épidémies étaient fréquentes et meurtrières. Le capitaine perdait encore une certaine quantité de son effectif ; le quart, la moitié, quelquefois davantage comme nous le verrons plus loin.

Arrivé à destination, enfin ! il lui fallait procéder à la vente de ceux qui avaient résisté à ces mauvais traitements. Le chirurgien de bord les avait soigneusement maquillés pour masquer leurs tares aux investigations des acheteurs qui cherchaient à les dépister pour en donner le plus bas prix possible…

Ce tableau n’est en rien exagéré. Peut-on s’imaginer la somme des souffrances supportées par ces pauvres êtres humains, séparés de leur famille, traités comme des animaux, et cela après dix-huit siècles de christianisme ! Il fallut l’excès de sensibilité, disons de sensiblerie, qui atteignit les masses à la suite des doctrines de Jean-Jacques Rousseau, et sous l’impulsion des philosophes, pour ouvrir les yeux de nos compatriotes et arriver à leur faire comprendre que les noirs étaient des hommes comme eux, dignes comme eux de commisération. Le nègre voulut malheureusement prendre sa revanche quand son indépendance fut proclamée. Il ne voulut plus travailler et massacra les blancs. D’un excès on tomba dans un autre.

Dunkerque ne fit jamais des armements intensifs pour le trafic des nègres à la Côte de Guinée. Ce n’est que pour la fin du XVIIIe siècle que nous possédons sur ce commerce des documents précis, grâce aux registres des délibérations de la Chambre de Commerce, qui relatent les multiples difficultés qu’éprouvèrent alors les armateurs. Dans la première partie du siècle, il se fit des armements pour la traite des nègres : Nous en fournissons quelques exemples. Malheureusement il nous est impossible de produire une statistique intégrale : Les papiers conservés dans les archives des maisons de commerce, ont été détruits pour la plupart. Les descendants des négociants qui trafiquaient « du bois d’ébène » pour employer l’euphémisme jadis usité, ont préféré faire disparaître les traces de ce commerce auquel leurs ancêtres se livraient jadis sans honte, mais qui parait aujourd’hui bien peu reluisant… D’autre part, les archives du Tribunal de Commerce, qui contenaient une partie des papiers de l’Amirauté, ont aujourd’hui disparu dans le lamentable incendie de la Bibliothèque Communale : C’est une perte irréparable. Les pages qui suivent donneront donc surtout une idée des difficultés qu’éprouvèrent les armateurs et les capitaines dunkerquois pour la traite des noirs à la Côte de Guinée, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle.

I. La traite par les capitaines dunkerquois jusqu’à la Guerre de Sept ans.

Que des capitaines dunkerquois, sous la domination espagnole, se soient aventurés jusqu’aux côtes d’Afrique, le fait est possible mais nous n’en avons actuellement aucune preuve.

C’étaient, on le sait, les espagnols qui avaient introduit l’esclavage dans leurs colonies. Peut-être avaient-ils ramené quelques esclaves à Dunkerque — et les noms de Morien, rue de la Maurienne, ne seraient que de vagues souvenirs d’esclaves au service de quelque capitaine espagnol. — Et de même, le bourg de Guinée, nom donné à un recoin du quai des Hollandais, s’il ne s’applique pas à un capitaine Guinéa (ce qui pourrait être un sobriquet) rappellerait, selon certains, cette région de la côte d’Afrique…

Dunkerque était beaucoup plus éloigné que les autres ports de France, pour entretenir des relations avec cette Côte. Le champ d’action de ses marins était la mer du Nord, le Doggerbank, le Sund, etc. Selon les circonstances ils naviguaient au commerce ou se faisaient corsaires, mais ils ne s’adonnaient pas à la traite des noirs.

De 1635 à 1662, Dunkerque, qui était l’enjeu que se disputaient plusieurs puissances, avait eu autre chose à faire que d’envoyer ses navires aussi loin.

Lors des premières années de la domination française, le port était à peu près inutilisable, car les Anglais, de 1658 à 1662, l’avaient laissé s’ensabler. Il fallut alors l’aménager complètement et réorganiser la marine dunkerquoise.

La France ayant réussi à s’implanter dans les Antilles espagnoles, continua les pratiques qui y étaient admises.

Toutefois la traite n’eut en France une existence légale que le 26 août 1670. Ce jour-là, à la requête de Colbert, le Conseil d’État consacra officiellement l’esclavage en exonérant de l’impôt de 5 % la traite des nègres en Guinée : « Il n’est rien qui contribue davantage à l’augmentation des colonies et à la culture des terres, que le laborieux travail des nègres », disait l’arrêt du Conseil. « L’extension de notre empire colonial aux Antilles avait amené le revirement de nos idées humanitaires (Ch. la Roncière. Nègres et Négriers. Paris, Ed. des Portiques 1933 p 20) ».

Dès 1679, la Compagnie du Sénégal avait obtenu le privilège de la traite sur la Côte d’Afrique. Mais au bout de quelques années, on se rendit compte que la concession qui lui avait été octroyée et qui s’étendait du Cap Blanc au Cap de Bonne Espérance, soit sur 1.500 lieues, était beaucoup trop étendue et que la Compagnie ne pouvait pas en tirer bon parti. Aussi fut-elle révoquée par un arrêt du 12 septembre 1684.

Des Dunkerquois, profitèrent-ils de la liberté donnée momentanément à ce commerce ? Vraisemblablement oui. En effet dans le « Rolle général des bâtimens de mer » (Manuscrit conservé à la Chambre de Commerce de Dunkerque) qui nous indique tous les voyages faits par les navires dunkerquois de 1683 à 1686, nous en trouvons deux pour la côte de Guinée.

C’est d’abord La Diligente, capitaine Prevost, petit navire de 45 tonneaux monté par sept hommes et portant 6 canons qui y fait un voyage en 1684.

C’est ensuite un autre, du même nom mais beaucoup plus grand La Diligente capitaine Jean Speken, 100 tonneaux, 18 canons, 24 hommes d’équipage qui s’aventure jusqu’en Guinée en 1685. Qu’allaient-ils y faire ? la traite probablement.

Mais ce trafic fut de nouveau réglementé. Par une déclaration de janvier 1685, Louis XIV établissait la Compagnie de Guinée ; qui seule à l’exclusion de tout autre avait le droit de faire le commerce des nègres et de la poudre d’or « depuis la rivière de Serre Lyone (sic) inclusivement jusqu’au Cap de Bonne Espérance ».

Le trafic prit une extension telle que de 1690 à 1700, il y eut 300.000, et de 1700 à 1786, 600.000 noirs soit 7.093 par an importés dans la seule île de la Jamaïque (Vice-Amiral Paris. Souvenirs de Marine 4e partie, planche 194. Paris 1889, Gauthier-Villars).

Par lettres patentes données à Versailles en mars 1696, Louis XIV établissait une nouvelle Compagnie royale du Sénégal, à qui il concédait comme champ d’action la côte d’Afrique depuis le Cap Blanc jusqu’à la rivière de Sierra Leona. Il existait donc deux secteurs bien définis relevant de deux compagnies différentes.

Quand en 1700 fut fondée la Chambre de Commerce de Dunkerque elle établit aussitôt un programme de questions à approfondir « pour faire fleurir le commerce de cette ville. »

Dans sa séance du 5 novembre 1700, parmi les études en projet elle envisagea « la permission à donner aux dunkerquois, de commercer sur la côte de Guinée ». Elle envoya sur ce sujet un mémoire à Piécourt son député au Conseil du Commerce à Paris.

Piécourt à son tour rédigea un mémoire sur le commerce de France. La Chambre le trouva plein de réflexions utiles et décida de le faire recopier sur ses registres de délibérations. Piécourt entre autres idées émettait celle-ci : les Privilèges doivent être comptés parmi les causes qui entraînent la ruine du Commerce. « La Compagnie de Guinée, par ses privilèges prive le public d’y aller faire la traite, occasionne la ruine des négociants français, et s’oppose à l’agrandissement des Indes d’Occident ». Par la suppression de ce privilège, les négociants, le roi, les habitants des îles trouveront chacun leur compte et ces derniers n’achèteront plus de nègres à des prix exceptionnels » (Délib. Ch. Commerce 1901. 15 juin).

Il n’est plus question de rien dans les dernières années du règne de Louis XIV.

On pourrait croire qu’après la ruine du Port, en application du traité d’Utrecht, tout commerce fut anéanti. Erreur. Plus que jamais les négociants cherchèrent à lutter contre l’adversité et à maintenir le commerce maritime de leur ville en utilisant le canal de Mardyck et le chenal resté libre en avant du batardeau qui barrait le port.

Le 3 juin 1716, la Chambre de Commerce, reçoit des lettres patentes du roi de janvier 1716 rendant le commerce libre avec la côte de Guinée pour la traite des nègres et la poudre d’or. Mais ce négoce ne peut se faire qu’à partir de quatre ports : Rouen, Nantes, La Rochelle et Bordeaux. La Chambre se demande s’il ne convient pas de réclamer la même liberté pour Dunkerque.

Elle convoque à son assemblée du 10 juin les principaux négociants de la ville, pour avoir leur avis sur ce point. Après un échange de vues, il est décidé de réclamer la même faveur pour Dunkerque.

L’ancien procureur du roi à l’Amirauté Porquet de Belledalle, qui avait l’ambition de se faire nommer Député de la ville de Dunkerque au Conseil de Commerce à la suite de son parent Piécourt, prit l’initiative de se mêler de cette affaire, alors qu’on ne lui avait rien demandé et écrivit à la Chambre de Commerce plusieurs lettres qui furent laissées sans réponse (Jean Porquet de Belledalle, Procureur du roi au Siège de l’Amirauté et Juge au siège des Traites avait été forcé de donner sa démission à la suite de plaintes de nombreux négociants qui l’accusaient « de concussion, fausseté et malversation ». Il avait en effet édifié en quelques années une grosse fortune grâce à des procédés scandaleux. La Chambre refusa désormais d’avoir aucune relation avec lui, et elle fit momentanément supprimer le poste de député de Dunkerque au Conseil du Commerce qu’il ambitionnait ).

La Chambre apprit toutefois par elles, que c’étaient les fermiers généraux qui avaient désigné les villes à qui était accordée la liberté de ce commerce et que c’était le fermier général Berthelot qui s’était opposé à ce qu’on l’accordât à Dunkerque (Délib. Ch. Commerce 24 novembre 1716).

On ne s’occupa en ces années 1716-1717 que de discuter avec les fermiers généraux les conditions du commerce avec la Guinée, c’est-à-dire d’étudier les droits à verser à la sortie des ports et au retour en France : Un arrêt du 20 février 1717 décida qu’il n’y avait aucun droit à payer sur les denrées sortant de France pour les Îles. Le 7 avril suivant, la Chambre de Commerce élabora un projet de règlement pour le trafic à la Côte de Guinée. Elle admit qu’au retour du navire à Dunkerque il devrait être versé au Trésorier général de la Marine, vingt livres par tête de nègre débarqué aux Îles. Quant aux marchandises venant de Guinée, elles pourraient être débarquées à Dunkerque, en franchise et ne paieraient des droits qu’à la sortie de la ville pour pénétrer dans le royaume.

Ce n’était là qu’un projet. Une nouvelle réglementation allait de nouveau intervenir. En effet le roi ayant reconnu que le libre commerce des nègres et de la poudre d’or, accordé par lettres patentes de janvier 1716 présentait de graves inconvénients et qu’il devenait ruineux, révoqua ces lettres ; et par un arrêt du 27 septembre 1720, le Conseil d’État du Roi accorda et réunit à perpétuité à la Compagnie des Indes le privilège exclusif pour le commerce à la côte de Guinée, depuis Serra Leone jusqu’au Cap de Bonne Espérance.

La Chambre de Commerce étudia cette nouvelle réglementation, délibéra, et conclut dans sa séance du 20 octobre 1720 qu’il était inutile de faire aucune représentation à cet égard, et qu’il convenait d’attendre un temps plus convenable.

Or à la fin de cette année le batardeau qui fermait le port fut rompu. Peu à peu on put utiliser l’ancien port fermé depuis sept ans.

Des arrangements purent être conclus avec la Compagnie des Indes, car à la fin de 1721 (Par lettres patentes d’octobre 1721, Dunkerque avait obtenu le privilège et la liberté de faire le commerce avec les Îles françaises d’Amérique), la Société Mathias De Wulf et Cie armait « Le Comte de Toulouse » pour aller faire le commerce de nègres, et en confiait le commandement à un irlandais nommé Burke.

Henri Malo nous a raconté les péripéties de cette expédition en utilisant les papiers de l’Amirauté aujourd’hui détruits (Henri Malo. Les Îles de l’Aventure. Paris. Éditions Pierre Rogier s. d. p. 139). L’armement du « Comte de Toulouse » ne fut sans doute pas le seul pratiqué à Dunkerque à cette époque ; mais hélas les documents qui nous auraient fourni beaucoup de détails intéressants n’existent plus.

Cinq ans se passent. A la réunion du 12 septembre 1725, de la Chambre de Commerce on lit une lettre de Hay, agent de la Chambre à Paris, qui lui annonce que vu la rareté des nègres dans les Îles d’Amérique, on a accordé huit permissions pour envoyer des navires à la côte de Guinée, à condition de verser 20 livres par tête de nègre, à la Compagnie des Indes (Un édit de juin 1725 avait confirmé les privilèges accordés à la Compagnie des Indes par l’arrêt du 27 septembre 1720). Dunkerque ne figure pas parmi les huit ports autorisés à faire le trafic. Aussi Hay considérant que Dunkerque se trouvait oublié, a-t-il cru bon d’en informer la Chambre. Celle-ci lui répondit le 12 suivant, qu’elle avait demandé l’avis de tous les commerçants mais que ceux-ci vu l’état de leurs affaires « n’étaient pas disposés à se donner des mouvements pour profiter de pareilles grâces ».

Il faut croire que l’autorisation lui fut bientôt accordée puisque nous apprenons que peu de temps après, Dunkerque armait un navire pour la traite. D’ailleurs à partir de 1728 on commença à tenir un registre de compte de tous les négriers, pour obtenir « la modération de la moitié des droits ». La situation de l’armateur était donc la suivante :

Par tête de nègre introduit aux Îles, il devait payer à la Compagnie des Indes, une somme de 10 livres. D’autre part il obtenait du roi à titre d’encouragement, la réduction de moitié des droits sur les marchandises achetées aux îles avec le produit de la vente des noirs. C’était surtout du sucre que rapportaient les négriers (Voir plus loin aux années 1783-1786).

Si nous ignorons le nombre exact des négriers dunkerquois qui furent armés à cette époque, par contre nous possédons des détails sur certains d’entre eux.

« Il est party il y a dix jours, un vaisseau de 250 tonneaux pour le compte des négocians de Dunkerque, pour aller en Guynée y achetter des nègres et les transporter aux Isles françoises de l’Amérique, et l’on n’en a point vu qui ayt bien réussi. Il est très difficile et fort risquable, par les maladies qui se mettent dans ces gens-là, et par les calmes qui les arrestent trop longtemps dans ces mers » (Manuscrit concernant la Ville de Dunkerque, juillet 1729 par de Ségent conservé à la Bibliothèque Mazarine, publié dans le Bull, de l’Union Faulconnier 1907 p. 107).

On ne peut pas résumer plus clairement ni plus exactement la situation des armateurs à ce genre de commerce.

Si nous ignorons le nom de ce navire, qui fit voile en 1729 pour la côte de Guinée, par contre nous savons qu’en 1735 le négrier dunkerquois « La Fortune », commandé par le capitaine Hardouin, se trouvait en rade de Marie-Galante (H. Malo. Une capture difficile. Revue d’Hist. des Colonies fr. 1916).

La traite continua sur une petite échelle. Les traitants se trouvaient aux prises avec les multiples difficultés que nous avons signalées : maladies, vols, évasions, révoltes, et surtout la concurrence que leur faisait la marine étrangère, en particulier celle de l’Angleterre.

Les négociants se plaignaient à la Chambre de Commerce, qui se décida en 1750 à transmettre au Ministre de la Marine, les deux lettres suivantes, écrites par deux capitaines, à leurs armateurs. Elles sont caractéristiques. La première émanait de Pierre Jean Bart, officier de la marine royale, neveu du grand Corsaire, la seconde d’un capitaine probablement irlandais ou écossais, qui faisait la traite pour le compte d’une maison dunkerquoise. La qualité de ces deux capitaines appelle une remarque.

Comment Pierre Jean Bart avait-il été amené à s’adonner à ce genre de commerce ?

Officier de la Marine royale il avait, avec Pierre de Hau, commandé en 1746, l’ « Élisabeth », vaisseau de 64 canons dont la mission consistait à protéger le « du Teillay », petite frégate de 18 canons, qui devait conduire en Écosse le prétendant Charles Édouard, héritier des Stuart, qui cherchait à reconquérir son trône.

L’ « Élisabeth » avait soutenu un furieux combat contre le vaisseau anglais « Le Lion ». Elle avait bien rempli sa mission. Bart fut nommé lieutenant de vaisseau et chevalier de Saint-Louis.

Or, l’ « Élisabeth » avait été armée par Rutlidge, irlandais fixé à Dunkerque, qui, avec d’Héguerty et Walsh installé à Nantes, avait joué un rôle capital dans les affaires d’Écosse. Ce Rutlidge était devenu le beau-frère de P. Jean Bart, tous deux ayant épousé deux sœurs Lefebvre des Halumières.

En 1748, Bart avait repris la mer sur « la Flore », frégate de 120 tonneaux portant 16 canons de huit 18 pierriers et montée par 121 hommes, avec laquelle il avait fait plusieurs prises.

La paix venue, c’est encore « la Flore » qu’il commande, mais cette fois pour le compte de Tugghe.

Rutlidge cependant, s’intéresse aussi à la traite, comme nous l’indique la seconde de ces lettres. Ce capitaine Tuon n’est pas un dunkerquois. C’est probablement un irlandais, qui en compte d’autres à son bord, tel ce Lynck, mort au Cap Corse.

Jacobistes désœuvrés, en relation avec Nantes, le grand port de négriers, tels étaient ceux qui entraînaient leurs parents ou alliés à se faire traitants (Nous verrons plus loin qu’un négrier dunkerquois avait reçu le nom de Prince Edouard. Un autre navire qu’on destinait à la traite s’appelait la franche maçonnerie. Nous pouvons encore établir une relation entre ces deux noms : Rappelons que Charles-Edouard était Grand Maître de la Maçonnerie écossaise).

Et voici ce qu’écrivaient ces capitaines :

Extrait d’une lettre écrite par M. Bart, officier du Roy, commandant le navire « la Flore », de Dunkerque, venant de la Côte d’Or, en Guinée, écrite du Cap François, du premier May 1750 au Sr Pierre Tugghe, son armateur à Dunkerque.

« M. Je suis arrivé icy le 20 avril, après 66 jours de traversée, et j’ay resté pendant huit mois et demy à la coste où j’ay traité quatre cent trente-sept noirs, desquels j’ay eu le malheur d’en perdre cent huit, tant pendant que j’ay resté à la coste que dans la traversée. J’ay eu une maladie mortelle provenant du chagrin de voir la traite si mauvaise, et ne pouvant faire autrement à cause des Anglois qui ont chassé tous les navires françois de la côte, cependant ils ont bien voulu m’épargner à cause que j’étois tombé en accomodement avec le gouverneur anglois du Cap Corse pour le restant de ma cargaison ; car j’ay vu deux navires de guerre anglois, dont l’un étoit de 40 canons et l’autre de 20, chasser tous les François depuis le Cap Apolonia jusqu’au-delà [de la] rivière de Volté, qui fait justement toute la Coste d’Or, ainsi, je crois tout le commerce de cette coste entièrement perdu pour les François, et de plus ils m’ont dit que doresnavant qu’ils trouveroient des François sur cette dite coste, qu’ils les confisqueroient tous. A mon arrivée icy j’ay trouvé une frégatte du Roy de 26 canons, commandée par M. Macnamara, mais il est parti il y a cinq jours pour croiser sur les Anglais qui gâtent entièrement le commerce de cette colonie, car même ils viennent dans cette rade et vendent des nègres et autres marchandises à beaucoup plus bas prix que nous pouvons faire, cela nous cause un grand préjudice.

Lettre adressée par le capit. Tuon à son armateur J.-F. Drieux, du Cap, le 29 avril 1750. (Délibérat. Ch. Commerce. Séance du 15 juillet 1750. Séance du 15 juillet 1750) :

« M. J’ay saisi la première occasion pour avoir l’honneur de vous assurer de mon soumis respect en même tems pour vous aprendre notre arrivée icy du 15 courant avec 113 captifs en tout, nous en avons perdu 26 dans la traversée dont 2 de pacotilles compris dedans et 4 depuis notre arrivée icy, qui fait 28 de perdu pour compte de la cargaison ; je suis extrêmement mortifié d’un tel voyage étant le premier, mais Monsieur, le commerce de la Côte est entièrement changé, joint à ce que Mrs les Anglois ne veulent pas que les François traitent à Ennamabore ny autres endroits à eux appartenants. Je vous diray que nous avons eu le malheur de perdre M. Lynch au Cap Corse le 3 février, d’où nous avons parti le 5, mis dans notre passage 70 jours si le navire eût marché nous eussions été que 45 à 50 jours, ayant eu un temps comme jamais je n’avois vu depuis que je fais ces voyages. Nous avons resté icy à faire notre vente à l’adresse de M. Mill, qui fait un très honnête homme, la vente des noirs n’étant pas avantageuse à Léogane, nous avons vendu à 13, 12 et 1100 1ivres. les hommes et les femmes, les négrillons et négrites à 9, 8, 7, 600 1ivres. J’espère Monsieur que nous partirons sous 6 semaines, chargé suivant les ordres de M. Rutlidge et Compagnie, La première que je vous enverray, j’y joindray le compte de vente, ce que je ne fais pas, en ayant encore quatre à vendre, tout nous manquoit lots de notre arrivée icy, le navire a toujours fait beaucoup d’eau à ne pas abandonner la pompe, ma seconde vous instruira de tout. J’ay l’honneur etc. P. TUON.

Le Ministre de la Marine Rouillé, répond le 22 juillet 1750 à la Chambre de Commerce :

« Le Roy a desja fait partir à la Cour d’Angleterre des plaintes sur les difficultés que les navires françois éprouvent pour la traite, à la coste d’Anamabou ; et il y a lieu d’espérer qu’il sera donné des ordres pour faire cesser ces difficultés ». Le Roi, ajoute-t-il, prend d’ailleurs des mesures pour proscrire le commerce étranger dans nos colonies.

Il n’était que trop vrai que les Anglais cherchaient à entraver complètement le commerce des capitaines français sur la côte. M. Henri Malo, qui a pu consulter les archives du Tribunal de Commerce, qui renfermaient quantité de documents provenant du Greffe du Gros, et de l’Amirauté, riche fonds aujourd’hui détruit, nous a raconté les avatars du « Samuel Marie » en cette même année 1750. (H. Malo. Histoire vraie de deux négriers. Mercure de France 1910 – p. 638 à 653 et aussi les Îles de l’Aventure Ed. Roger (1928). De plus il existe aux Archives Communales de Dunkerque, (fonds Amirauté 189, carton 1) une volumineuse liasse contenant la procédure à l’extraordinaire, intentée à Maginel devant le Tribunal de l’Amirauté.

Ce senault de 90 tonneaux était armé de 4 canons, 7 pierriers, et monté par 37 hommes. Son armateur, Rutlidge, que nous connaissons déjà, envoyait le capitaine J.-B. Maginel faire la traite à la côte de Guinée. Parti de Dunkerque le 27 avril, il arrive le 17 juin à la rivière de Sierra Léone, après avoir éprouvé bien des difficultés.

Parmi les négriers qu’il y rencontre, se trouve un autre dunkerquois dont le nom ne nous est malheureusement pas donné.

Le 30 juin, après s’être approvisionné d’eau et de bois, il parvient à la rade de la grande banane, où il va échanger le fer, le plomb, l’eau-de-vie, sa pacotille, contre des noirs. Bientôt la fièvre mine son équipage. Le 10 septembre il n’a pu recueillir que 18 captifs, deux d’entre eux s’évadent, deux autres font de même. Le comptoir qu’a établi son second est menacé de pillage. Le 17 alors qu’il avait réuni 78 captifs, ceux- ci se révoltent. Le bilan de l’affaire se chiffre par la perte de 4 blancs et six blessés gravement ; du côté des noirs 13 sont tués ou noyés, et d’autres très grièvement blessés ; puis deux meurent de maladie. Les marchandises sont volées, les câbles de ses ancres coupés… Maginel laisse alors le commandement de son senault à son second. Il le retrouve le 28 mai 1751 à Saint-Pierre de la Martinique. L’équipage est réduit à 19 hommes. Un navire anglais l’avait contraint sous la menace du canon à cesser sa traite qui s’était montée à 115 noirs. (Cent quinze noirs qui devaient être entassés dans une coque jaugeant 90 tonneaux !). Puis une frégate du roi d’Angleterre l’avait forcé à déguerpir. Quand il eût atteint la rade de Bourg St-Pierre il ne lui restait que 59 captifs. Maginel reprit alors le commandement de son navire et il revint à Dunkerque.

Dans cette expédition Rutlidge avait perdu environ 50.000 livres ! Il faut lire ces pages que nous ne pouvons que très brièvement résumer ici, pour comprendre les multiples difficultés qu’éprouvaient selon l’expression de railleur « les infortunés négriers ». Rutlidge n’exagérait rien quand il déclarait avoir perdu une somme aussi importante dans cette opération. Nous en fournissons la preuve :

L’inventaire de la cargaison emportée par Maginel pour faire sa traite porte : 1 partie de briques, 300 barres de fer, 150 barils de suif, 357 barils de poudre, 25 caisses de balles, 27 paniers de vins en bouteilles, 15 ballots, 18 barils, 4 boucauts, 43 coffres, 1 barrique, 33 futailles, 7 caisses, 400 ancres d’eau-de-vie, 50 demi ancres, le tout représentait une somme de 70.070 livres 19 sous à laquelle il fallait ajouter : mille briques pour servir de lest : 48 livres, quatre pierriers : 83 livres, 120 fusils : 840 livres.

Un état détaillé du contenu des barils, coffres, etc., nous montre qu’ils contenaient des étoffes, cotonnades, soieries, grosses pipes, cruches, tabac en feuilles, cruches couvertes d’étain, bouilloires, plomb, étain, chapeaux bordés et quantité d’objets dont nous ne croyons pas utile de fournir le détail (Arch. Comm. Dunk. fonds Amirauté 189, carton 1. Etat signé par Madame Rutlidge née Varlet, le 22 avril 1750).

Nous avons retrouvé dans nos Archives Communales un dossier qui nous permet de reconstituer l’odyssée lamentable d’un autre négrier dunkerquois, le snauw (Senau, senaut. snauw, tels étaient les noms que l’on donner à un navire créé dans nos régions, sur le type de la goélette avec tableau à l’arrière, et qui fut très employé au XVIIIe Siècle pour la course en particulier) La Jalousie de 120 tonneaux, qui parti de Dunkerque le 17 avril 1750 n’aborda à St-Pierre de Martinique que le 29 novembre 1751, n’ayant plus à son bord qu’une soixantaine de noirs moribonds, sur les 160 qu’il avait achetés à la Côte d’Afrique. Le navire condamné ne revint pas à Dunkerque. Les armateurs considérant que le capitaine avait commis des fautes lourdes, lui intentèrent un procès devant l’amirauté : C’est par les pièces de procédure que nous connaissons son histoire.

Plutôt que d’en présenter un court résumé, nous avons préféré en donner un récit détaillé que nous avons rejeté en appendice. Il illustre cet exposé et résumes-en un tableau saisissant l’ensemble des misères qui pouvaient s’abattre sur ces trafiquants.

Un certain nombre de navires dunkerquois se livraient donc à la traite au milieu du XVIIIe Siècle. Mais leurs armateurs ne trouvaient pas d’encouragement dans le succès : « L’on n’en a point vu qui ayt réussi » écrivait Ségent en 1729. Cette appréciation était encore exacte vingt-cinq ans plus tard.

Alors que les affaires marchaient si mal, le Gouvernement eut l’idée de modifier la réglementation de 1716.

Delescluze député de Dunkerque au Bureau du Commerce, avertit la Chambre de Commerce, qu’au Conseil il était question de supprimer l’exemption de la moitié des droits de consommation frappant les marchandises provenant de la traite, et de la remplacer par une prime de 20 livres par tête de nègre. Les négociants dunkerquois consultés furent unanimes à déclarer qu’il fallait s’en tenir aux dispositions des lettres patentes de 1716. Un mémoire fut rédigé dans ce sens. On y déclarait que l’exemption de la moitié des droits de consommation avait paru le meilleur moyen pour encourager ce commerce « qui est le plus important qu’il y ait, puisque c’est par la traite des noirs que les terres sont cultivées et que l’on doit les riches productions qu’on en retire ». Plus cette traite sera encouragée par des récompenses réelles et plus riche et abondant deviendra le commerce des Colonies françaises à l’avantage du royaume. Les auteurs faisaient de plus remarquer que pendant les six années du bail consenti à Forceville, les armateurs n’avaient retiré qu’un bien faible bénéfice de la récompense accordée par les lettres patentes de 1716. La modification que l’on proposait ne ferait que le diminuer encore plus.

Les autres Chambres de Commerce se prononcèrent dans le même sens et finalement, les dispositions des lettres patentes de 1716 furent maintenues.

Mais bientôt la France est entraînée dans une nouvelle guerre qui doit durer sept ans (1756-1763).

Les capitaines ont maintenant d’autres occupations. La traite est abandonnée. Les dunkerquois selon leur habitude se livrent à la course qui est bien plus fructueuse (D’après un relevé publié dans les Délibérations de la Chambre de Commerce à la séance du 15 juillet 1785, pendant la Guerre de Sept ans, 87 Corsaires dunkerquois avaient fait 691 prises, ayant produit 15.363.122 livres).

Pierre Bart dont nous avons parlé plus haut va mourir héroïquement à son bord en 1758, et ce sera son domestique nègre qui lui prodiguera les derniers soins en le mettant dans une baille de son pour étancher le sang qui s’écoule à flots des moignons de ses deux jambes emportées par un boulet !

Mais pendant ce temps, les colonies réclament des noirs. On délivre alors à des étrangers des passeports leur permettant d’introduire des esclaves dans nos colonies : Ce qui amène immédiatement une réaction de la part des ports qui armaient principalement pour la Côte de Guinée, en particulier Nantes et La Rochelle. Le député de Dunkerque au Bureau du Commerce à Paris est obligé de convenir qu’il est difficile d’obtenir la révocation de ces passeports. Ce qui n’empêche pas la Chambre de Commerce de Dunkerque d’approuver le 19 septembre 1761 les termes d’un long rapport sur ce sujet, et de l’envoyer à Berryer, ministre de la Marine, au duc de Choiseul, au Contrôleur général et à Trudaine.

Ce mémoire ne fait qu’exposer quelques banalités sur la traite. Il fait ressortir que si les Colons ont souffert pendant quelque temps de la disette des noirs ils n’ont que faiblement ressenti une partie des maux dont la métropole est encore accablée ; il faut que S. M. réserve, lorsque la paix sera venue, à ses sujets la faveur exclusive d’approvisionner les Colonies en noirs que ce commerce avec la pèche sera la seule ressource pour entretenir les gens de mer, qui forment la marine marchande et servent de pépinière à la Marine Royale… etc., etc.

Berryer répondit le 28 septembre qu’il était tout disposé à accorder toutes protection aux négriers français tant à la Côte de Guinée, qu’aux Colonies.

Et quand les juges et consuls de Nantes et ceux du Havre s’adressent à la Chambre de Commerce en lui envoyant copie des mémoires qu’ils avaient établis, la Chambre ne peut que leur transmettre cette vague promesse du Ministre de la Marine (7 Nov. 1761 et 26 janvier 1762).

La guerre de Sept ans avait porté un coup fatal à la traite, coup dont il lui sera impossible de se relever. Les chiffres suivants prouveront surabondamment combien elle était florissante avant cette guerre : de 1728 à 1760, 723 navires français s’y étaient livrés et avaient apporté aux îles 203.522 nègres vendus 201.944.306 livres : « Le moment le plus brillant de ce commerce a été depuis 1750 jusqu’en 1756, teins du bail de Bocquillon. Pendant ces six années 153 navires ont apporté aux îles 73.222 nègres ce qui fait année commune 44 vaisseaux et 12.204 nègres (Mémoire présenté à la Chambre de Commerce).

II. Du traité de Paris à 1790.

Quand la guerre sembla toucher à sa fin, le duc de Choiseul, prévoyant, étudia les mesures propres à faire revivre le commerce. Le 17 novembre 1762, il écrivit à la Chambre de Commerce de Dunkerque : « Il est important que je sois instruit de bonne heure des dispositions que peuvent faire à la prochaine paix les négociants de votre place par rapport à la traite des noirs afin que je puisse en rendre compte au roi »…

Le 22 novembre suivant, les préliminaires de la paix étaient signés à Versailles, les hostilités cessaient sur mer. Les Chambres de Commerce et certaines juridictions consulaires se communiquèrent entre elles l’exposé de leurs desiderata. Celle de Dunkerque ne se prononça pas immédiatement. Ce ne fut que le 12 décembre, qu’elle répondit à Choiseul. Tous les négociants qu’elle avait convoqués ont été unanimes à reconnaître que jamais la paix n’avait été aussi nécessaire. Les armateurs en course allaient prendre leurs dispositions pour entreprendre le commerce de Guinée.

Mais il fallait craindre que les Anglais ne continuassent à pourvoir de nègres les Îles sous le vent. D’ailleurs, déclarait-elle, il y a assez de nègres aux Antilles et le ministre ne doit pas se laisser prendre aux propositions de neutres intéressés, en attendant que les ports français puissent armer leurs navires.

Elle envoya un état des douze bâtiments que les armateurs dunkerquois se disposaient à envoyer sur la Côte d’Afrique. L’un d’eux était déjà prêt à mettre à la voile.

État des navires qu’on destine à la Traite :

ArmateursNoms des naviresQuantité de noirs qu’ils peuvent traiter
Ph. DucrocqLe Maréchal de Noailles250
Ph. DucrocqLa Malice150
DelattreLa Dunkerque500
Dechosal et PailleLa Comtesse de Brionne450
Montluisant et CovaLa Franche Maçonnerie300
Jarsein et DrieuxLa Comtesse d’Hérouville250
Drieux – La GloireLa Gloire100
Cailliez fils aînéL’Epreuve100
R. Coppens et CailliezLe Hardy (En armement et prêt à partir)250
Briansiaux aînéLe Ch. De Mézières250
Cailliez pèreLe Prince Edouard (A Fécamp)350
PailleLa Paix250
3200

Choiseul donne à la Chambre de Commerce de Dunkerque l’assurance que la France saura se passer du concours des étrangers pour peupler nos colonies en nègres.

Les dunkerquois non contents de cette déclaration, se font appuyer par Philippe François Bart, gouverneur de Saint-Domingue qui se trouve en ce moment à Paris. Celui-ci voit Choiseul le 27 décembre 1762 et obtient de lui une déclaration formelle : Le roi est bien décidé à ne plus permettre aux étrangers d’importer des noirs dans nos colonies.

Enfin les navires négriers sont armés à Dunkerque.

En conformité des ordres qui lui ont été donnés, à chaque départ la Chambre en informe directement le Ministre. C’est ainsi que nous apprenons que le 14 mai 1763 L’Épreuve du port de 80 tonneaux, capitaine Brussetye est parti pour la Côte de Guinée. Le 15 c’est le Frère et Sœur, 300 tonneaux, capitaine Colombier qui a fait voile pour la même destination. Le 15 juin, le brigantin La Princesse de Ligne est expédié à son tour ; le 27 septembre c’est La Poste qui prend le départ.

En sus de ces navires nous devons ajouter La douce Marianne, 200 tonneaux, capitaine Sauvage parti le 20 septembre. Le secrétaire de la Chambre avait sans doute oublié de transcrire sur son registre la lettre adressée au ministère comme pour les autres.

Cela faisait cinq négriers expédiés de Dunkerque en 1763. Seule L’Épreuve figurait sur la liste qui avait été adressée à Choiseul. N’avait-elle pas été dressée uniquement pour lui donner une satisfaction et obtenir son appui ? Ce ne fut que le 7 octobre 1764 que partit un autre négrier, Le Barbançon du port de 150 tonneaux, commandé par S. Saujon.

Enfin, le 7 août 1765 Christophe French commandant La Légère de 140 tonneaux fait voile vers l’Afrique, où il espère traiter 250 noirs.

La frégate La Comtesse de Brionne part le 16 janvier 1766 pour la Côte d’Angola. Juin, Lieutenant de frégate du roi qui la commande, espère traiter 650 noirs. C’était cet Antoine Lefebvre dit Juin, fait lieutenant de frégate le 1er mai 1757, qui commandait la frégate L’Harmonie et naviguait de conserve avec La Danaé de Pierre Bar, qui abandonna celui-ci lorsqu’il fut attaqué et s’en alla relâcher en Norvège. Il fut très mal reçu à son retour à Dunkerque. C’est encore un de ces exemples d’officiers de la Marine Royale qui en temps de paix se mettaient à la disposition des armateurs particuliers.

Les députés au Conseil du Commerce ayant réclamé le 29 juillet 1766, les états circonstanciés des armements faits pour la Guinée, depuis la paix, la Chambre de Commerce leur envoya le tableau suivant :

AnnéesNaviresTonnageCapitainesArmateursNègresRetour en France
1763L’Épreuve80BrussetyeCailliez8726 juin 1764
1763Les Frère et Sœur250DucolombierEmery et Vanhée302Désarmé au Havre
1763La Princesse de Ligne80FrenchBoidin947 décembre 1764
1763La Douce Marianne200SauvageMeignot31230 août 1764
1763La Poste90TiphaigneDucrocq18621 mars 1765
1764Le Jupiter200BrussetyeCailliez26911 juin 1766
1765La Légère140FrenchBoidin266Pas encore de retour
1766Le Négrillon180GasparsWoestyn0
1764Le Brabançon150SaujonSaint-DelairePas encore de retour
1765Le Prince Edouard220VilleneuveCailliez Pas encore de retour
1766Comtesse de Brionne350JuinDelaire d’Alkerque Pas encore de retour

Ce tableau dont nous n’avons donné que les parties essentielles contient nombre de détails intéressants. Il nous renseigne d’abord sur la durée du voyage : Pour atteindre la côte africaine, L’Épreuve met 54 jours, La douce Marianne 49 jours, Le Jupiter 64 jours. Ils font leur traite au Sénégal, à la Côte d’Or, à Sierra Leone, et de là, conduisent leur cargaison de noirs soit à St-Domingue, au Fort de Paix, à St-Marc, à Port-au-Prince, ou au Cap François, soit à St-Pierre de la Martinique.

Le voyage dure au total d’un an à dix-huit mois. Et ce ne sont là que les heureux !

Si le Négrillon revient bredouille, par contre le Barbançon au bout de deux ans n’a pas donné de ses nouvelles. Le Prince Édouard parti le 22 août 1765 n’arrive à Sierra Leone qu’en décembre après une traversée de plus de 4 mois. Le 8 janvier 1766 il n’a traité que 36 captifs ! Quand, enfin, ils revinrent, Le Barbançon avait récolté 114 noirs, Le Prince Édouard 185, et La Comtesse de Brionne 546. Ce qui faisait que depuis 1763 les capitaines dunkerquois avaient introduit dans les îles 2.461 esclaves.

L’étude de cette statistique nous amène à une bien triste constatation : Sur L’Épreuve et La Princesse de Ligne qui toutes deux jaugeaient 80 tonneaux on avait réussi à entasser 87 et 94 noirs. La Poste de 90 tonneaux en avait reçu 186 !

Faut-il s’étonner, qu’avec manque d’hygiène, cette promiscuité, une mauvaise nourriture, on ait observé des mortalités aussi élevées que celles dont nous avons fourni quelques relevés ? (Cailliez avait cependant fait installer sur le Prince Édouard un appareil à distiller l’eau de mer, qui donnait toute satisfaction. Il fut présenté au duc de Choiseul en 1765 – Délib. Ch. Commerce 1765).

Il fallut à tout moment craindre la révolte de ces malheureux qui préféraient la mort au régime qui leur était imposé, et tentaient ou de s’emparer du navire ou de se jeter à la mer pour mettre une fin à leurs souffrances. Aussi se trouvaient-ils solidement enchaînés avec « des fers à nègres » et dans l’impossibilité de faire aucun mouvement !

La moitié de la cargaison y passait quelquefois. De plus des maladies contagieuses telles que certaines ophtalmies se propageaient de l’un à l’autre sans compter les affections cutanées et tous les accidents inoculés par des insectes ou autres parasites, donnaient du travail au chirurgien du bord qui s’efforçait à l’arrivée à destination, de maquiller les tares de ces pauvres nègres afin d’en obtenir un plus grand prix !

Un tableau récapitulatif dressé en 1766 nous montre qu’à cette date Saint-Domingue avait reçu depuis 1763, 15.081 esclaves nègres par :
3 négriers de Dunkerque qui en avaient fourni 1083 esclaves
9 négriers du Havre qui en avaient fourni 4032 esclaves
2 négriers de Honfleur qui en avaient fourni 571 esclaves
5 négriers de St-Malo qui en avaient fourni 1829 esclaves
18 négriers de Nantes qui en avaient fourni 4407 esclaves
7 négriers de La Rochelle qui en avaient fourni 1289 esclaves
4 négriers de Bordeaux qui en avaient fourni 766 esclaves
3 négriers de Marseille qui en avaient fourni 1044 esclaves
en sus des 5 à 6.000 noirs introduits par les Anglais par la Jamaïque ou Montechrist.

Dans cette énumération, Dunkerque occupe le cinquième rang. Le premier revient à Nantes, le grand port négrier qui fit 784 armements pendant le règne de Louis XV. C’étaient de petits bâtiments, ne dépassant pas en général 200 tonneaux. On s’était arrêté à ces dimensions, parce qu’elles paraissaient les plus convenables pour compléter rapidement une cargaison et éviter un séjour trop prolongé à la côte.

Mais qu’était-ce en comparaison des anglais ? Le seul port de Liverpool en 1753 avait armé 101 négriers !

Aussi les Juges Consuls de Nantes qui s’inquiétaient beaucoup de cette concurrence posaient-ils, le 17 septembre 1766 à la Chambre de Commerce de Dunkerque, les trois questions suivantes :
1°) Quelles sont les causes qui rendent notre trafic plus difficile et moins abondant que celui des Anglais ?
2°) Si l’établissement de quelques forts sur la côte pourrait contribuer à procurer une traite plus abondante.
3°) Quels encouragements peut-on donner à la Traite ?

Le 30 octobre, la Chambre répond à la première question que l’organisation ancienne de la traite chez les Anglais, leurs relations avec les gouverneurs et roitelets de la côte, leur permet de trouver dès leur arrivée des cargaisons complètes de nègres à la côte et de les embarquer aussitôt, tandis que les nôtres sont obligés d’y passer jusqu’à sept et huit mois pendant lesquels ils perdent beaucoup de nègres par suite de maladies ou de révoltes.

L’autorisation donnée aux étrangers d’introduire des nègres dans nos Colonies est la principale cause de concurrence avec la France. Sur le second point : l’établissement de quelques forts ne semble pas désirable, car ils seraient un sujet de discorde avec les Anglais. Il ne serait utile que si on y mettait comme gouverneurs des négociants et non pas des militaires « qui n’entendent rien dans cette partie ».

Enfin, l’encouragement le plus efficace consiste à réserver la traite aux navires français, à prohiber l’intermédiaire des Anglais ; à verser une prime par tête de noir introduit vivant dans nos Colonies, et à décharger les armateurs des dix livres qu’ils paient à la Compagnie des Indes.

A la Cour, on est décidé à favoriser la traite par ces primes. D’après une lettre de Cailliez à la Chambre de Commerce, du 11 mars 1767, le contrôleur général ne serait disposé à verser que 40 livres par tête d’esclave vivant introduit aux Colonies. L’État a besoin d’argent lui a déclaré La Richardière, député du Commerce de Nantes, et « quand on a besoin d’argent on fait comme on peut ».

La Chambre engage cependant Cailliez à persévérer dans ses démarches, de façon à obtenir de plus grands encouragements pour le commerce de Guinée. Il répond le 29 mars, qu’on peut tout au plus espérer obtenir cinq livres de plus par tête de noir.

Cependant le roi prend une mesure qui va satisfaire les armateurs : Par arrêt du 31 juillet 1767 il supprime purement et simplement le privilège ci-devant accordé à la Compagnie des Indes. « Sa Majesté retire à elle le droit à dix livres qui se payait à la Compagnie, par tête d’esclave ». Elle sera donc libre d’en disposer en faveur de qui elle voudra.

C’est effectivement ce qu’elle fait. Le 31 octobre, la Chambre de Commerce apprend par une lettre de Delescluze, que par arrêt du Conseil d’État du 30 septembre, trois ports sont privilégiés pour la traite : Ce sont Saint-Malo, le Havre et Honfleur. Leurs armateurs ont été exemptés de payer le droit de 10 livres par tête de noir. Delescluze espère qu’en réclamant la même faveur, Dunkerque pourra l’obtenir ; et il engage la Chambre à s’adresser à Trudaine dans ce but.

La Chambre fait plus, elle adresse à la fois à l’intendant Caumartin qui lui a transmis cet arrêt, au Contrôleur Général, au duc de Praslin et à Trudaine, des lettres à peu près identiques, dans lesquelles elle réclame la même faveur pour Dunkerque en faisant ressortir « qu’il en a autant et plus besoin qu’un autre port ».

« Ce commerce, écrit-elle, est pour ainsi dire naissant à Dunkerque. Il a été tenté quelquefois, mais presque aussitôt abandonné faute de succès. Il a été repris à la paix, et continué jusqu’à présent avec plus d’étendue que ci-devant. Nos armateurs sont encore obligés de faire venir des autres ports du roy, des sujets expérimentés dans ce commerce et dans cette navigation, ce qui leur occasionne beaucoup de frais… »

Trudaine répond que si cette faveur a été accordée à trois ports c’est en raison de l’extension que ce commerce y a pris. Si Dunkerque s’y adonne aussi, il en parlera au Contrôleur Général. La réponse de celui-ci ne manque pas de saveur. Elle mérite d’être reproduite in extenso :

à Versailles le 23 novembre 1767,« J’apprends Messieurs, avec plaisir que les négociants de Dunkerque se sont déterminés à faire le commerce des noirs sur la Côte d’Afrique. M. Trudaine de Montigny m’a dit qu’il vous avait mandé les raisons qui ont déterminé le Conseil à accorder aux négociants des ports de Saint-Malo, le Havre et Honfleur, l’exemption des droits de 10 livres par tête de noir. Si les négociants de Dunkerque s’adonnent sérieusement à ce commerce et qu’il résulte des états qui me seront envoyés, qu’ils auraient tiré de la Côte d’Afrique une quantité suffisante de têtes de noirs, et qu’ils les auront importés dans nos colonies, j’en rendray compte au roy. Je suis MM. entièrement à vous. DE L’AVERDY.

Ces états lui sont envoyés. Ils prouvent que 2461 nègres ont été introduits par les capitaines dunkerquois, à Saint-Domingue ou à la Martinique depuis la paix de 1763.

De plus La Comtesse de Brionne est de nouveau prête à prendre la mer sous le commandement de Juin. Ces documents nous prouvent que Dunkerque tient un rang moyen parmi les ports négriers.

La Chambre de Commerce les accompagne d’un mémoire dont la lecture est approuvée à la séance du 18 janvier 1768, dans lequel elle insiste sur les arguments qui ont déjà été produits : débuts difficiles d’un armement nouveau, gros risques de perte de capital, éloignement plus grand de Dunkerque du lieu de la traite, etc. Elle annonce que trois armements vont se faire en 1768.

En réalité il ne s’en fit que deux : La Comtesse de Brionne commandée cette fois par Cucheval et non plus par Juin, qui fournit 380 noirs au Cap François, Le Prince Édouard capitaine Destrais qui conduisit 300 nègres à la même destination.

La Comtesse de Brionne revint le 10 octobre 1769 avec 335 barriques créoles de sucre brut, 91 quarts et 53 futailles de café, achetées avec le produit de sa traite. Quant au Prince Edouard il rapporta le 24 avril 1770 13 barriques créoles, 3 barriques bordelaises et un quart de sucre brut.

Ces chiffres appellent une remarque. Les capitaines dès leur retour à Dunkerque devaient faire une déclaration des marchandises importées des Colonies et qui étaient entreposées à l’entrepôt de la Basse-Ville. Ces déclarations étaient consignées dans des registres dont quatre sont conservés dans les Archives de la Chambre de Commerce, les trois premiers portant sur la période 1775 à 1771, le quatrième sur les années 1783 à 1786. Quand les marchandises avaient été achetées avec de l’argent provenant de la vente des nègres mention en était faite sur le registre. L’examen de ces documents nous a fait découvrir beaucoup d’arrivées à Dunkerque de navires rapportant des marchandises reconnaissant cette origine. Leur nombre est bien supérieur à celui qu’indiquait la Chambre de Commerce dans ses registres de délibérations.

Voici l’explication de cette anomalie : De 1765 à 1771 nous trouvons 22 navires rapportant à Dunkerque, des marchandises provenant de la traite : Si nous éliminons certains bâtiments armés dans d’autres ports tels que la Philis de Nantes, le Palmier de Nantes, les Deux frères de Marennes, par contre nous constatons que certains navires dunkerquois avaient fait plusieurs voyages : La Comtesse de Brionne par exemple avait fait une campagne en 1770 et 1772 avec Perre comme capitaine. De même le Prince Edouard fait un voyage en 1767 commandé par Villeneuve, deux autres en 1768 et 1770 sous le commandement de Destrais. Le Jupiter sort avec Brussetye en 1765-1768-1769. Toujours ces navires rapportent du sucre brut ou du sucre terré (c’est-à-dire raffiné par terrage à l’argile humide) ou du café. Nous ne croyons pas utile d’établir un relevé de ces marchandises. Ne connaissant ni leur valeur ni les frais de l’armement il nous est impossible de nous rendre compte si l’opération a été fructueuse.

Enfin, nous avons constaté que certains négriers ne rapportaient pas eux-mêmes toutes les marchandises acquises avec le bénéfice de leur traite, mais qu’ils en chargeaient d’autres navires : C’est ainsi par exemple que le 19 janvier 1768 la Philis de Nantes débarque 203 barriques de sucre provenant de la traite faite par Juin sur La Comtesse de Brionne ; Le Vigilant capitaine Gaspard rapporte le 21 Juin 1769, 80 barriques de sucre provenant de la traite faite par le Barbançon commandé par Saujon.

Ces remarques étant faites nous pouvons reprendre la suite de notre exposé.

Au cours de cette année 1768, l’intendant du Commerce, M. de Bacalan ayant demandé des notes et mémoires sur certaines questions, la Chambre lui envoie quelques renseignements sur la traite des noirs :

« Ce commerce est fort dangereux. On peut y perdre plus que son capital, et malheureusement les exemples n’en sont que trop communs, ainsy il a besoin de toute la protection du gouvernement ». Elle réclame la gratification de 10 livres par tète de noir, et à titre d’indication fournit les chiffres suivants : Elle estime que les négriers dunkerquois pourront traiter par an 2.400 noirs « ainsi on peut évaluer, année commune, le commerce à 2.000.000 de livres ». Le 3 juin 1770 un tremblement de terre cause des désastres à Saint-Domingue. Les colons en profitent pour réclamer l’admission libre pendant trois ans des nègres provenant de la traite étrangère. Grand émoi à Nantes, port qui est le principal intéressé. Les juges et consuls de cette ville demandent à la Chambre de Commerce de Dunkerque (Lettre du 8 septembre 1770 à la Chambre de Commerce de Dunkerque), de soutenir leurs revendications. La Chambre acquiesça et écrit le 19 septembre au duc de Praslin : Ce désastre dit-elle est aussi fatal à la Colonie qu’à la métropole. Mais les secours doivent venir de celle-ci, car toute autre voie est nuisible au commerce… D’ailleurs fait-elle remarquer, dans la catastrophe il n’est pas mort de nègres, et les cargaisons de noirs qui sont actuellement au Cap ont peine à être vendues.

Le duc de Praslin répondit le 9 octobre que les craintes qu’on lui exprimait n’étaient pas fondées : « Les armateurs de Dunkerque, peuvent être tranquilles a cet égard. »

1774. — Ce sera maintenant la décadence. Au lieu des cinq armements en 1763 on n’en enregistre plus qu’un seul tous les deux ans environ !

Dans un mémoire adressé par la Chambre de Commerce aux Ministres, le 3 mars 1774, intitulé « Considérations sur la ville et le port de Dunkerque », on lit les tristes réflexions suivantes :« Le commerce, à la Côte d’Afrique, s’est fait avec quelque succès pendant les premières années de la paix. On a fait seize armements qui n’ont pas tous parfaitement réussi. Cependant on les aurait continués, mais les obstacles qu’il seroit trop long de déduire icy, les ont beaucoup ralentis. Il viendra sans doute un temps plus favorable où on pourra le reprendre avec plus de succès et d’encouragement ».

Mais pour l’instant une nouvelle guerre va permettre aux marins dunkerquois de recommencer comme corsaires leurs exploits légendaires.

A la fin de 1775 la Chambre note que depuis 1763 il a été fait à Dunkerque vingt armements pour la Côte de Guinée. Il semble bien que ce chiffre ne fut même jamais atteint jusqu’à la guerre d’Amérique (Un état fourni par la Chambre en 1783 n’en mentionne que 19). Et lorsqu’à la fin de 1777, de Sartine prévient la Chambre que le roi accorde à la Compagnie de Guyane le privilège exclusif de la traite des noirs à Gorée, à condition de ne les introduire qu’en Guyane, la Chambre lui répond le 23 octobre : « que les pertes qu’ont essuyé ceux de nos négocians qui ont essayé de s’y livrer ont absolument quant à présent, fait suspendre cette branche de commerce ».

Et voici le bilan de dix ans :

AnnéesNaviresArmateursCapitainesTonnageNègresConduits à
1771L’EspéranceCarpeauSauvage5075Cap François
1772La Marquise de BrancasWillemsVilleneuve140110Saint Marc
1774L’EspéranceDevinckSauvage4594Port de Paix
1775Le Comte d’AroisCarpeauJuin350338Cap François
1777La Marquise de NoaillesGamba et ArcheaconDucoory260450Cap François
1778La FloreGamba et ArcheaconFranchois220309Martinique

Ce qui faisait depuis 1763 un total de 4.837 noirs introduits aux colonies par les navires dunkerquois.

Quand fut terminée la guerre d’Amérique et que les marins furent rendus à leurs foyers, il fallut comme après la guerre de Sept ans, chercher à les utiliser.

Deux armateurs : les frères Peychiers et Bonaventure Tresca tentèrent d’entreprendre le commerce des noirs. Les premiers armèrent le Négrillon de 100 tonneaux, capitaine Vauquelin. B. Tresca confia à Vanstabel le commandement de l’Élisabeth et Victoire de 300 tonneaux. Dès le début, les difficultés s’accumulent contre eux.

Un arrêt du Conseil du 28 juin 1783, permet aux étrangers d’introduire pendant trois ans des nègres dans nos colonies, sous prétexte que la traite pratiquée par les Français n’a pas suffi, de 1763 à 1778, aux besoins de Saint-Domingue, et que les Îles sous le vent n’ont pu s’approvisionner que grâce à la contrebande.

MM. les membres de la Chambre de Commerce de Rouen, et ceux de Bordeaux, entretiennent leurs collègues de Dunkerque de cette situation.

La Chambre de Commerce trouve leurs réflexions judicieuses. Elle ne peut malheureusement s’appuyer que sur deux armements « sans espérance de voir rien changer de quelque temps les choses, puisque nous ne voyons pour cela aucune disposition des armateurs en général ».

Les campagnes des deux négriers dunkerquois furent-elles fructueuses ? Hélas non. Sur les Peychiers nous n’avons aucun détail. Par contre nous avons quelques renseignements sur B. Tresca par un intéressant article dû à la plume de M. Eug. Guillaume (Eug. Guillaume. Un armateur dunkerquois de Corsaires et de négriers à la fin du XVIII Siècle, le Nord illustré, 15 août 1918).

Son navire, l’Élisabeth et Victoire était l’ancien corsaire Le Franklin. Il était commandé par Vanstabel, un des meilleurs capitaines du temps. « Comme de coutume, des parts d’intérêts dans l’affaire sont prises par diverses personnes, mais ici l’armement se fait en famille ».

Bonaventure Tresca, cède une part de 8.800 livres tournois sur son négrier à sa vieille nourrice ou meyne, qui lui écrit : « J’espère que le bon Dieu bénira l’entreprise ». Il est regrettable que nous n’en connaissons pas l’issue.

Tresca non content d’armer à Dunkerque contribue à l’armement à Saint-Malo d’une ancienne frégate corsaire La Duchesse de Polignac qui fait la traite sur la Côte d’Angola en 1782, 1784 et 1786. Il engage encore des fonds dans un autre armement de deux navires hollandais qui partent de Middelbourg le 5 décembre 1782 vont prendre des noirs au Bénin pour les vendre à Saint-Domingue.

Les lignes suivantes que l’auteur de l’article consacre à cette expédition nous donnent des détails circonstanciés pris dans l’inventaire du navire. Quoiqu’elles ne concernent pas un navire dunkerquois, elles ne font que confirmer ce que nous savons. « Feuilletons écrit-il le compte général que reçoit B. Tresca, et où les moindres dépenses sont notées comme pour le trafic le plus pacifique ».

Nous trouvons à l’armement des navires, le paiement au forgeron de 582 livres pour 130 paires de menottes et 110 paires de fers à nègres ; de 10 livres pour une marque à nègres en argent ; de 181 livres pour une « chaudière à nègres et une cuiller ». — C’est le seul ustensile de cuisine qu’il y ait à bord pour tous les noirs.

Au Bénin, on a échangé 300 noirs contre les vieux fusils, les étoffes bariolées, les chapeaux à nègres bordés de rubans moitié jaune, moitié rouge, avec bord en or et panache, les pots d’eau-de-vie, les miroirs embarqués à bord. Puis l’expédition a cinglé vers les Îles d’Amérique.

Le compte devient tragique : « 133 noirs sont morts pendant le séjour à la côte et la traversée ; 26 perdus dans une révolte à la côte, 7 morts pendant la vente, 2 accordés à l’état-major. Reste 132 noirs vendus suivant compte pour argent des Isles : 178.000 livres ».

Prudemment, Bonaventure Tresca s’assurait contre la perte fréquente de nombreux nègres entraînée par la rigueur des négriers, ou le désespoir des malheureux qui cherchaient dans la mort un refuge contre l’esclavage.

Et la police d’assurance porte : « Nous assureurs, prenons à notre charge la révolte des noirs, et suites de révoltes, tant à bord du navire que dans les endroits où le capitaine les aurait à terre ou autrement ; également la perte des noirs qui pourraient tomber dans la mer, ou se jeter tant du bord dudit navire que des bateaux ou pirogues qui les porteront de terre à bord et de bord à terre à l’Amérique ».

Les nouvelles que l’on reçoit des deux négriers ne sont guère bonnes. Les Portugais sont venus troubler leur trafic à la Côte d’Angola et ont exercé sur eux des violences.

Les Chambres de Commerce du Havre, de La Rochelle et de Dunkerque se concertent. Elles sont décidées à adresser des représentations au Maréchal de Castries et à réclamer une prime de 200 livres par tête de noir introduite aux Colonies : Ce chiffre ne parait pas exagéré car les menées des Portugais ont gêné le ravitaillement en nègres, et l’a fait tomber d’un cinquième.

Le 13 avril 1784 la Chambre de Commerce de Dunkerque écrit au Maréchal de Castries : « Il ne s’est expédié de ce port depuis la paix que deux navires dont l’un ne doit pas avoir souffert. Mais l’autre est un bâtiment d’environ 700 tonnes dont l’armement a coûté près de 600.000 livres qui a eu le malheur de participer aux excès commis par les Portugais à la Côte d’Angole et qui s’est vu dans la nécessité d’aller traiter dans un endroit où il a payé les nègres infiniment plus chers… »

Le Maréchal de Castries se contente de répondre le 25 avril 1784 que la Cour de Lisbonne a désapprouvé tout ce qui a pu se passer à Cabinde.

Le 28 septembre 1785, la Chambre de Commerce, dressant un état de trafic du Port de Dunkerque, écrivait à l’article « Commerce sur la Côte d’Afrique » les lignes suivantes :

« Il ne s’est fait depuis la paix que quatre armements pour la Traite des noirs : Les deux premiers ont donné beaucoup de perte, le troisième n’a pus réussi et l’on attend des nouvelles du dernier. »

Peut-être se fit-il deux derniers armements en 1786 car les armateurs étaient alléchés par l’appât d’un gain plus élevé.

En effet un arrêt du Conseil d’État du 26 octobre 1784 avait accordé 100 livres par tête de noir introduite dans le Sud de Saint-Domingue.

En 1786 le roi avait porté cette prime à 160 livres. Un arrêt du Conseil du 10 septembre 1786 avait confirmé les dispositions précédentes et fixé la prime à 200 livres.

Dans un registre de la Chambre de Commerce, portant les déclarations des capitaines qui avaient rapporté des marchandises acquises avec le produit de la traite des noirs de 1783 à 1786 nous avons pu relever les noms suivants :

Retour enNaviresArmateursCapitainesMarchandises provenant de la traite
1781Élisabeth et VictoireB. TrescaVanstabel64 barriques de sucre et 2 quarts, 12 futailles de café
1781L’ElisabethLes frères PeychiersEveraert214 barriques de sucre brut, 3 quarts, 99 futailles et 97 sacs de café
1785L’Archiduchesse ChristineMorel aînéVilleneuve80 barriques de sucre brut
1785La DianeDrouillard fils et ThieryJonzel49 barriques de sucre brut, 20 tierçons, 14 quarts, café et cacao
1786Les Deux FrèresDecroos et RoelandtLeclercq14 barriques de sucre, 17 tierçons, 1 quart
1786La Jeune SophieBoubertMorau100 barriques de sucre brut

Nous savons — et nous l’avons montré plus haut, que parfois certains navires rapportaient du sucre acheté avec le produit de la traite faite par d’autres bâtiments.

En tout cas il nous semble bien qu’après 1786 c’en était fini de la traite des noirs par les navires dunkerquois. Cependant, les négociants et la Chambre de Commerce n’avaient pas perdu tout espoir de la reprendre un jour.

Le conseiller pensionnaire de la Chambre de Commerce, Reynaud l’aîné en mission à Paris écrit le 24 novembre 1789 que le Comte de Mirabeau doit faire à l’Assemblée Nationale une motion tendant à l’abolition de la traite des noirs, et il envoie à la Chambre une circulaire des députés extraordinaires des manufactures et du commerce de France qui expriment leurs craintes que l’assemblée ne se laisse entraîner par les arguments que va produire l’orateur, et exposent le préjudice immense que causerait cette abolition et font ressortir que le sort de nos Colonies dépend de la Traite.

Les juges et consuls, ou les Chambres de Commerce des autres ports : Bordeaux, Le Havre, Rouen (Lettre de MM. de Bordeaux du 5 décembre 1789, du Havre du 23 décembre, de Rouen du 4 janvier 1790) attirent l’attention de leurs collègues de Dunkerque et leur demande leur collaboration pour parer ce coup fatal qu’on prépare à nos Colonies d’Amérique. Cette motion pourrait être suivie de l’affranchissement général de tous les esclaves. Ce serait la chute inévitable de notre commerce, la ruine, la banqueroute, la cessation du débouché de nos produits…

Déjà on parle d’un début d’insurrection à Saint-Domingue. Les gens de couleur relèvent la tête : C’est peut être leur attitude qui empêche l’Assemblée Nationale de se prononcer en leur faveur.

La Chambre de Commerce de Dunkerque, qui se solidarise avec celles des autres ports adresse aux députés de la Flandre Maritime un mémoire : « L’expérience démontre que la culture des Colonies ne peut s’opérer que par les noirs, que ces noirs sont la propriété des colons. On ne peut sans contrevenir à la Justice et l’équité les priver de cette propriété à moins de les dédommager… Il est à craindre qu’un pareil décret, s’il était adopté ne produise la scission des colons d’avec la métropole… » Cette intervention fut inutile. La question fut momentanément enterrée. Ce ne fut que le 16 pluviôse an II (4 février 1794) que la Convention Nationale abolit l’esclavage.

Bonaparte le rétablit par la loi du 30 floréal an X. Ce fut paraît-il Joséphine de Beauharnais qui le poussa à prendre cette décision. Elle aurait agi, paraît-il à l’instigation de ses amis de Dunkerque envers lesquelles elle avait certaines obligations.

Mais les armateurs dunkerquois n’en profitent guère.

Toutes les circonstances contribuaient à rendre leur commerce impossible. D’abord le port qu’on avait laissé s’ensabler se trouve encombré par les bateaux plats destinés à la descente en Angleterre. Puis ce fut le blocus des côtes qui entrava tout mouvement : les ruines et faillites s’accumulèrent, la ville se dépeupla. On ne put envoyer en mer que de petits corsaires ou des smogglers qui faisaient la fraude avec l’Angleterre : La lecture des statistiques de l’époque 1810 à 1815 est navrante. Parfois on constate qu’il n’est sorti au cours d’une quinzaine, qu’un seul navire de quelques tonneaux de jauge !

Nous avons compulsé ces registres sans y trouver le nom d’un seul navire qui se soit aventuré sur les côtes d’Afrique.

Le Dr Dewèvre nous avait communiqué en 1922 (Bull. Un. Faulconnier t. XIX 1922) le compte de liquidation du navire Les deux Frères, capitaine Morel-Chamault de Dunkerque, qui était allé en 1813 faire la traite à la côte d’Angole : Il avait acheté à St-Paul et au Grand-Popo 102 nègres, 19 négresses, 63 négrillons et 23 négrits, sur lesquels il restait lorsqu’il parvint à destination 27 nègres, 13 négresses, 56 négrillons et 18 négrits ! Ce navire ne figure pas sur les listes des entrées et sorties du port de Dunkerque. Il est vraisemblable qu’il fut armé dans un autre port et commandé par un capitaine dunkerquois.

Mais bientôt ce trafic que nous trouvons honteux aujourd’hui va se trouver supprimé. Dans un article additionnel au traité de paix du 30 mai 1814, la France et l’Angleterre s’engageaient à faire tous leurs efforts pour abolir la traite. Cette disposition fut confirmée par un article spécial du traité de paix en 1815. Enfin la loi du 15 avril 1818 abolit la traite en France. Celles des 25 avril 1827 et 4 mars 1831 la complétèrent en renforçant les pénalités contre tous ceux qui s’y livreraient en fraude. L’apparition de cette nouvelle réglementation n’amena aucune réaction de la part des armateurs de Dunkerque. La traite ? Elle ne leur avait en général occasionné que des déboires ; ils n’en gardaient qu’un mauvais souvenir.

Dans ces pages nous n’avons utilisé que les documents que nous avons pu recueillir à Dunkerque. Pour écrire une histoire complète de la traite il conviendrait de consulter deux grands dépôts Parisiens : les Archives Nationales, et l’Arsenal où on trouvera matière à compléter ce travail. Le sujet est loin d’être épuisé et nos successeurs pourront s’y attacher avec fruit.

APPENDICE

La triste Histoire du Négrier La Jalousie de Dunkerque (1750-1752) Tous ces détails sont extraits d’un dossier déposé aux Archives de Dunkerque (fonds Amirauté 189 carton 1er). Ce dossier contient les dépositions du premier Lieutenant Vitalis, du deuxième Lieutenant Mégret, du premier Chirurgien Detournelle, de l’écrivain Olivier, du cuisinier Veillon et du mousse Jacques Bray. Toutes concordent sauf sur certains points de détail de peu d’importance. L’interrogatoire du Capitaine Teste s’y trouve aussi. Il se défend très mal et n’oppose que de piteuses réponses aux griefs formulés par les armateurs.

Le 16 avril 1750, le snauw La Jalousie de 120 tonneaux, monté par 36 hommes quittait le port de Dunkerque à destination de la Côte d’Afrique pour y faire la traite des nègres qu’il devait transporter ensuite aux Îles françaises d’Amérique.

Les armateurs Pierre Froye, Ph. Edouart, Jean-Etienne Dechosal et Julien Morel, l’avaient pourvu d’une cargaison bien complète qui leur coûtait dans les environs de 100.000 livres. Commandé par le capitaine Jean-Baptiste Teste, le navire fit une excellente traversée.

Le 10 juin, il était arrivé à destination, à Sierra Léone, lieu propice pour faire la traite.

Une lettre du capitaine parvint à Dunkerque en avril. Il déclarait qu’il n’avait qu’à se louer de ses officiers et du reste de l’équipage. La traite allait commencer dans d’excellentes conditions.

Une seconde lettre apporta encore de bonnes nouvelles. Puis, plus rien… Que s’était-il passé ? En février 1752, les armateurs apprirent que cette expédition se terminait par un vrai désastre ; que le capital était englouti. S’étant informés de la cause de cette catastrophe, ils crurent pouvoir en rendre responsable le capitaine, et se décidèrent à porter plainte contre lui. Et voici ce qu’apprit le lieutenant général de l’Amirauté de Dunkerque, Huguet du Hallier qui à leur requête, avait fait sommer par son huissier royal, les membres de l’équipage qui avaient pu revenir à Dunkerque, de venir déposer devant lui.

La Jalousie étant arrivée le 10 juin 1750 à Sierra-Léone le capitaine se mit aussitôt en rapport avec « une personne d’autorité et de crédit » qui lui promit autant de nègres qu’il voudrait. Il descendit la rivière et alla mouiller en face du cap Demont. Il obtint bientôt une trentaine de captifs. Il lui aurait été possible d’en acquérir beaucoup plus s’il avait été en possession d’un assortiment convenable de marchandises à troquer. Il prit alors le parti d’échanger avec un capitaine anglais, des mouchoirs contre des fusils qui étaient beaucoup plus recherchés.

Dès ce moment Teste tomba malade, affirma son premier chirurgien, et cette maladie dura quatre mois. Il ne voulut pendant ce temps se faire aider par aucun de ses officiers et cette attitude explique bien des choses.

Ne trouvant plus de nègres il quitta le cap Demont pour descendre la côte, sur les conseils prétendit-il de son premier lieutenant Vitalis qu’avait déjà fait trois voyages en cette région. Il arriva en un lieu appelé le Petit Galline qui était sous l’autorité d’un prince nègre appelé Bram.

Il y resta deux à trois mois. Les blancs qui se trouvaient sur la côte lui ayant promis des esclaves, s’il leur procurait des marchandises telles que vin, farine, planches, stockvis (morue salée), il fit débarquer une quantité de ces vivres. C’était commettre une grave imprudence, car il ignorait combien de temps allait durer sa campagne. Pour sa défense il soutint plus tard que ces vivres ne faisaient pas partie des provisions de l’équipage mais appartenait à la cargaison, et qu’il était libre d’en disposer. N’avait-il pas troqué 56 livres de stockvis à un capucin pour obtenir que ce dernier lui facilitât l’acquisition de deux beaux nègres ?

Survint un premier incident, deux nègres courtiers, libres qui se trouvaient à bord d’un navire anglais, ayant peur d’être retenus vinrent se réfugier sur la Jalousie. Teste tout simplement les retint prisonniers et ne voulut plus les lâcher. C’était faire la traite à bon compte. Ce fut en vain que le roi nègre intervint près de lui et lui offrit en échange deux esclaves ou un bœuf. Il en exigea quatre et finalement conserva les deux courtiers (Il put les vendre plus tard à La Martinique pour 14 et 1500 livres). Cette façon d’agir produisit un effet déplorable. Elle fit suspecter la bonne foi des français et l’on craignit que les autres négriers n’en supportassent à l’avenir les conséquences.

Le Prince Bram lui promit vingt beaux noirs qu’il faisait rechercher, et lui conseilla de les attendre.

Mais Teste qui avait emporté pour 14 ou 1500 livres de « pacotille personnelle » — ce à quoi il était paraît-il autorisé, avait hâte de l’échanger contre de l’or. Or il n’y en avait pas à Petit Gallin. Il ne voulut pas y rester plus longtemps, laissa au prince nègre des marchandises représentant le prix des vingt noirs, abandonna même une ancre et un câble et fit voile vers le Sud. Il s’arrêta à un lieu appelé Mesuratte situé à huit lieues de Petit Gallin. Déjà les vivres commençaient à manquer : Il fallut rationner l’équipage à 18 onces de biscuit par jour.

A Mesuratte (Cap Mesurade – Liberia – près de Monrovia), le capitaine acheta quelques nègres et fit des vivres. Un capitaine anglais lui apprit alors que le Prince Bram avait reçu ses captifs mais il ne tient aucun compte de cette nouvelle. Ce ne fut qu’au bout d’un certain temps qu’il se résolut à remonter vers le cap Demont. Mais il se heurta à des vents contraires et à des courants violents. Après une lutte de six semaines contre les éléments il finit par se rendre compte qu’il lui était impossible de rejoindre le Petit Gallin. Les vivres se firent naturellement de plus en plus rares ; on ne put distribuer à l’équipage que quatre onces de pain par jour avec un peu de blé de Turquie, et quatre onces de viande trois fois par semaine.

Il prit alors le parti de descendre jusqu’à la rivière de Sinou où La Jalousie arriva au début de janvier 1751.

Ici les affaires se gâtèrent définitivement. Le 14 ou le 15 janvier il détacha un canot monté par quatre hommes pour faire la traite à la Côte. A peine avait-il abordé que les nègres maltraitèrent les matelots pillèrent leurs marchandises, retinrent à terre Olivier l’écrivain, un matelot nommé Jacques Adrien et le novice Jacques-François Bray, et renvoyèrent le canot à la dérive. Les indigènes firent savoir au capitaine qu’il devrait racheter les trois prisonniers : Teste envoya les marchandises demandées. Mais les noirs constatant qu’il manquait un fusil et un baril de poudre conservèrent le novice Bray et renvoyèrent les deux autres.

Bray resta abandonné sur la côte. Le capitaine ne voulut plus rien envoyer pour payer sa rançon. Il prétendit lors de son interrogatoire qu’il avait fait en vain rechercher Bray qui s’était caché dans le bois.

Ce malheureux vit partir le navire. Les nègres le mirent à la torture pendant huit jours avec une barre de fer derrière le dos et les bras en croix. Au bout de trois mois, un capitaine Hollandais le racheta pour 85 livres 12 sous, le prit à son bord comme matelot et le reconduisit en Hollande. Il ne voulut pas qu’on lui remboursa les 85 livres qu’il avait payées et se contenta de ne pas lui payer de gages. De la Hollande Bray put regagner Dunkerque.

Quand La Jalousie eut enfin quitté Sinou, elle prit le chemin de Jacquelaou. Là nouvel incident plus grave encore. Deux navires de guerre anglais armés de cinquante canons, font leur apparition. L’un d’eux envoie un canot pour demander au capitaine de La Jalousie pourquoi il a arboré une flamme et le somme de l’enlever. Teste prétend que tous les navires portent un guidon ou une flamme et refuse d’amener la sienne. Alors deux coups de canon sont tirés à blanc. Le capitaine de La Jalousie s’entête et « cet entêtement par principe d’orgueil » comme le déclare un de ses subordonnés va lui faire perdre tout le bénéfice de sa traite.

En effet les anglais furieux ne le lâchent pas. Ils l’empêchent de faire sa traite tout le long de la côte, et même de descendre à terre pour y faire des vivres ou se ravitailler en eau. Les forts anglais avertis par leurs compatriotes prennent vis-à-vis de lui une attitude hostile. Pendant ce temps les nègres meurent de faim et l’équipage s’épuise…

Il vient alors se mettre sous la protection du fort d’Ackra. Le gouverneur danois de ce fort, s’entremet et empêche les vaisseaux anglais de le couler à coups de canon. La Jalousie reste environ trois semaines en vue de ce fort. Teste réussit à faire quelques captifs. Mais il interdit à ses officiers de descendre à terre pour y chercher quelque soulagement, alors que certains matelots réussissent à vendre leurs hardes pour se procurer un peu de nourriture.

A bord, la situation est lamentable : Les nègres victimes de mauvais traitements succombent. Deux d’entre eux meurent après avoir été longuement fouettés sur la tête. Teste sépare un négrillon de sa mère sous prétexte que celle-ci « est atteinte du haut mal ». Tous deux succombent, Le chirurgien du bord ne peut pas les soigner : Il est atteint de scorbut, et le capitaine l’empêche de faire son service. Il lui enlève les clefs du coffre à médicaments, et se mêle de traiter les nègres à sa façon ! Et quand le chirurgien fait entendre ses récriminations il le frappe du plat de son sabre au risque de lui crever un œil ! Il lui reproche la mortalité excessive qui enlève ses pauvres nègres. El pour se rendre compte de la cause de leur décès, il se décide « à ouvrir le corps de l’un d’eux. N’y pouvant pas parvenir il fait appel au second chirurgien qui constate qu’il est mort de famine ». Les officiers ne peuvent plus avoir accès à la chambre qui leur est réservée : ils sont obligés de manger avec les matelots.

Bien plus, le capitaine ne se gêne pas pour les faire frapper à coups de poing par son contre-maître. Il va plus loin encore et utilise les nègres pour frapper un cuisinier du nom de Morel qu’il a fait attacher à un canon ! Un novice nommé Willaert veut en tremblant exécuter un ordre : D’après plusieurs dépositions il se jette à la mer et périt : Teste dira pour sa défense qu’il a été projeté à la mer par l’écoute de la grande voile qu’il allait parer…

Bref la situation devient intolérable. Un matelot italien nommé Antoine fait quelques observations : Le capitaine l’abandonne sur la côte. Mais Antoine ne part pas seul : son ami intime Manuel Ariette ne le quitte pas : ce qui permettra au tortionnaire de déclarer au commissaire des classes qu’ils ont déserté !

Teste se décide enfin à quitter Ackra pour la Martinique. Il a à son bord 160 captifs. L’équipage est réduit à une ration de six onces de pain par jour avec une chopine d’eau sans vin ni eau-de-vie. Mais on sait que le capitaine ne manque ni de pain, ni de vin, ni de volailles…

Après avoir fait environ 200 lieues en mer, Teste est pris soudain d’un caprice. Il veut aller chercher les vingt captifs que le roitelet nègre Bram a recueillis pour lui. Il fait demi-tour et retourne vers la Côte d’Afrique. Mais il donne à son navire une mauvaise route. Il ne veut prendre conseil de personne. Ne tenant jamais la route qu’il fallait, après avoir louvoyé pendant plus d’un mois, il se trouve déporté et revient à douze lieues plus bas que le fort d’Ackra, près de l’embouchure de la Volta. Alors il prend le parti de se rendre à l’île du Prince.

Faut-il ajouter que pendant ce trajet il a perdu beaucoup de ses captifs de maladie ou d’inanition ? Arrivé à l’île du Prince, il doit y relâcher pour réparer ses avaries et surtout pour s’y ravitailler.

Il fait descendre ses nègres à terre et les campe sous une grande tente. Ils en profitent pour s’enfuir dans les bois. On leur fait la chasse ; à la fin trois d’entre eux manquent à l’appel : deux qui ont réussi à s’évader, un troisième qui est mort empoisonné par l’ingestion de plantes vénéneuses…

Pendant ce temps, Teste interdit à ses officiers de descendre à terre. Cependant Vitalis et Mégret, 1er et 2e lieutenants et Destournelles 1er chirurgien tous trois atteints de scorbut, profitant d’un moment où le capitaine s’est enfermé dans sa cabine s’emparent d’un canot et quittent le navire. Ils vont se plaindre au gouverneur de l’Île et au commandant d’un navire français « de la Compagnie » qui se trouve là.

Le gouverneur après avoir entendu leurs doléances fait chercher le capitaine, et lui fait des reproches en termes très vifs en présence de tout son équipage. Il lui enjoint de mieux se comporter à l’avenir et surtout de mieux nourrir ses hommes, et le force à réembarquer des barils de farine qu’il a fait déposer dans les bureaux de la douane pour les mettre en vente : C’étaient les derniers de sa cargaison ! Teste, on le conçoit, fut très irrité de la plainte qu’avaient faite contre lui ses officiers. Il ne voulut plus les recevoir à bord malgré l’ordre formel que lui avait donné le Gouverneur.

Au bout de trois semaines, ils eurent le chagrin de voir le navire quitter la côte. Pour justifier sa conduite Teste déclara tout simplement qu’ils avaient déserté, que c’étaient de mauvais sujets capables de suborner les autres.

Le Gouverneur fit embarquer Vitalis sur un navire de Rochefort, La Mégère, commandé par Kesselain qui en 60 jours le conduisit à La Martinique. Il y attendit vainement Teste et ne le voyant pas arriver prit le parti de s’embarquer sur La Mauresse de Nantes. Le capitaine Richard le conduisit dans cette ville d’où il gagna Dunkerque. Destournelles et Mégret revinrent également à Nantes au milieu de décembre 1751. Ils firent aussitôt leur déclaration au commissaire des classes qui les expédia à Dunkerque.

La Jalousie avait enfin fait voile définitivement pour les Îles françaises d’Amérique, n’ayant plus que 120 esclaves à bord, les autres ayant péri. La ration fut réduite à 4 onces de pain par jour. Après 105 jours de traversée, elle aborda à St-Pierre-de-la-Martinique, le 29 novembre 1751 n’ayant plus que douze ou treize hommes d’équipage sur les 36 qu’elle comptait au départ de Dunkerque et soixante et quelques nègres « moribonds exténués par la longueur du temps et la disette des vivres ». Dans ces conditions il ne put pas en obtenir un prix bien élevé. Teste prit alors un parti. Il fit visiter son navire : de grosses réparations étaient nécessaires. Après examen, des charpentiers réclamèrent quatre mille livres pour les exécuter. Il refusa de les verser et fit condamner le navire qui ne revint plus à Dunkerque. Plus tard il dira pour sa défense, contrairement à ce qu’avanceront tous les témoins, que les charpentiers avaient exigé 30.000 livres et encore ne garantissaient pas de mettre La Jalousie en bon état !

Dans cette malheureuse expédition les armateurs avaient perdu leur navire et sa cargaison. Renseignés, par ceux qui avaient eu la chance de revenir à Dunkerque, sur les agissements du capitaine ils n’hésitèrent pas à porter contre lui une plainte au Lieutenant général de l’Amirauté.

Le Lieutenant général civil et criminel de l’Amirauté de Dunkerque, saisi de l’affaire après réquisitoire du Procureur du roi, commença le 22 juin 1752 l’interrogatoire des témoins. Un décret d’ajournement personnel fut rendu contre Teste le 3 juillet. Il fit appel de ce décret le 12 décembre 1752, ce qui n’empêcha pas le lieutenant général de l’interroger le 19 décembre et jours suivants. Par arrêts des 9 janvier 1753 et 19 suivant, la Cour du Parlement de Paris en la Tournelle ordonna de faire assigner devant elle le dit Teste et de faire transférer son dossier à son greffe. Le greffier de l’Amirauté de Dunkerque Destouches, réunit les pièces le 26 janvier 1753 les plaça dans une enveloppe de toile cirée, scellée du sceau de l’Amirauté, qu’il remit au commis établi pour le carrosse de Paris, chargé de le transmettre au greffe criminel de la Cour du Parlement. Nous ne connaissons malheureusement pas l’issue de ce procès.

Quel curieux roman d’aventures on pourrait écrire en relatant l’équipée de La Jalousie ! Et cependant dans le récit que nous venons d’écrire, aucune part n’a été laissée à l’imagination ; aucun détail n’a été inventé. Tout est extrait du dossier de la procédure. Dans cette histoire se retrouvent tous les avatars dont furent souvent victimes les négriers : Voyages d’une lenteur désespérante, luttes à soutenir contre les indigènes, pillages des cargaisons, révoltes des noirs, évasions, opposition des Anglais, maladies, épidémies, mortalité exagérée, rien n’y manque. On avait raison de déclarer que la traite était un métier dangereux. Beaucoup y laissèrent leur fortune ou leur vie… Mais il fallait compter avec l’appât du gain : Après ceux-là d’autres recommencèrent…

Délimitation du français et du flamand dans le Nord de la France

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Délimitation du français et du flamand dans le Nord de la France
Auteur : Mgr C. Dehaisnes – fichier : epub

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Diverses opinions ont été émises sur les limites auxquelles la langue flamande s’est autrefois étendue dans le nord de la France.

On croit généralement que, depuis la formation de la langue romane, c’est-à-dire depuis environ le neuvième siècle de notre ère, le flamand, ou l’idiome tudesque dont il dérive, a peu à peu perdu beaucoup de terrain dans les provinces de Hainaut, de Flandre, d’Artois et même de Picardie.

Un érudit de Gand, M. Willems, affirme dans les Elnonensia (1837), que le peuple de Valenciennes comprenait encore un peu le tudesque en 1119. Deux historiens du dernier siècle, Desroches dans son Histoire ancienne des Pays-Bas et Lesbroussart dans ses Notes sur les Annales de Pierre d’Oudegherst, avaient déjà prétendu, que l’usage de la langue flamande s’étendait, vers le dixième siècle de notre ère, jusque sur les bords de la Somme. Roquefort, l’auteur, du Glossaire de la langue romane, ouvrage publié au commencement de notre siècle, et l’abbé De la Rue, dans ses Bardes et trouvères, livre qui a paru en 1834, ont adopté cette opinion.

Cette thèse a été reprise en 1856 par M. Courtois, membre de la Société des Antiquaires de la Morinie, d’après lequel « la langue flamande a été parlée jusqu’au Xe siècle de notre ère, au centre même de la Picardie, dans les alentours de Corbie et d’Amiens, et y était en usage non seulement parmi les seigneurs, mais encore dans la niasse de la population où elle luttait opiniâtrement contre le roman, qui n’était pas compris de tout le monde, surtout dans les » campagnes (Mémoires des Antiquaires de la Morinie, t. XIII (1864-1869), p. 27) ».

M. Elisée Reclus a vulgarisé cette opinion en écrivant les lignes qui suivent dans sa Nouvelle Géographie universelle. « On dit qu’au moyen-âge, l’Artois tout entier et une partie de la Picardie jusqu’aux portes d’Amiens, peut-être même jusqu’à Abbeville, étaient peuplés de flamingants et que, dans un grand nombre de villages, l’idiome roman n’était pas compris (Nouvelle Géographie universelle, livre II, France, p. 782) ».

M. Louis De Baecker a adopté l’ensemble des opinions qui précèdent dans l’ouvrage qui a pour titre : La langue flamande en France (La langue flamande en France. Gand, 1890 ; pp. 42, 43, 57, 63).

Ces assertions sont, à notre avis, en contradiction manifeste avec les données de l’histoire. On peut établir, à l’aide des documents, des chroniques et des faits, que, depuis le IXe siècle, époque approximative de la formation de la langue romane, la ligne de démarcation entre la langue française et la langue flamande ou tudesque n’a pas beaucoup varié, et que le flamand, dans l’ensemble, n’a perdu que des zones restreintes de territoire.

C’est la conclusion qui résulte de travaux publiés, au sujet de la Belgique, par M. Raoux et M. de Reiffenberg, membres de l’Académie royale de Bruxelles (Mémoires de l’Académie royale des Sciences et des Belles Lettres de Bruxelles, t. IV (1827), p. 433) ; c’est aussi l’opinion qui vient d’être émise dans l’Histoire générale de M. Ernest Lavisse. Plusieurs érudits, à qui nous avons communiqué notre manière de voir, nous ayant engagé à en faire l’objet d’une étude et d’une publication spéciales, nous avons cru devoir écrire les pages qui suivent.

Dans un premier chapitre, qui est une sorte d’introduction, nous recherchons les causes du dualisme de langues, qui existe encore dans le département du Nord et en Belgique. Puis divisant en cinq parties, afin de mieux préciser, le territoire qui s’étend du Hainaut jusqu’à la mer, nous nous demandons quelles ont été, depuis nos jours jusqu’au IXe siècle de notre ère, les délimitations entre les deux langues : 1° dans le Hainaut ; 2° dans la Flandre Wallonne et sur les bords de la Lys depuis Courtrai jusqu’à près de Saint-Omer ; 3° à Saint-Omer ; 4° dans les comtés de Guînes et d’Ardres et sur les côtes maritimes de Gravelines à Boulogne ; 5° dans l’Artois et la Picardie. Dans le septième chapitre, nous faisons connaître en quelques lignes la situation actuelle.

I. CAUSES QUI ONT AMENÉ LE DUALISME DE LANGUES DANS LA GAULE-BELGIQUE.

La langue française est aujourd’hui parlée dans une partie du département du Nord et la langue flamande dans l’autre ; les deux idiomes sont aussi usités en Belgique.

Avant de traiter la question des délimitations de ces deux langues, nous croyons devoir rechercher comment ce dualisme s’est produit au sein de populations, soumises depuis un grand nombre de siècles au même régime politique. Si nous ne pouvons déterminer, d’une manière précise, en quelles circonstances et à quelle date cette divergence s’est opérée, au moins, nous croyons pouvoir émettre, à ce sujet, de sérieuses probabilités.

Nous ferons d’abord remarquer qu’il n’est point possible de prendre pour base et point de départ de ce dualisme, les idiomes usités par les peuples de la Gaule-Belgique avant la conquête romaine. Les ethnographes, les linguistes et les historiens les plus savants diffèrent absolument d’opinion, au sujet des races auxquelles, appartenaient ces peuples et des langues dont ils se servaient : les uns prétendent qu’il y avait identité d’origine entre les Gaulois et les Germains, et les autres soutiennent que ces deux nations formaient deux branches distinctes de la grande famille indo-européenne.

Mais à partir de la domination romaine et des invasions des barbares, la situation de la Gaule-Belgique sous le rapport physique et les mouvements de population qui s’opèrent dans cette contrée, permettent de comprendre comment ont pu s’y introduire et s’y développer l’idiome roman, origine du français, et l’idiome tudesque, origine du flamand.

Dans la partie méridionale de la Gaule-Belgique, les pays occupés par les Nerviens et ceux où dominaient les Atrébates et les Morins, offraient plusieurs vastes forêts ; mais ils présentaient aussi des plaines étendues et de riches pâturages. Divers cours d’eau, la Meuse, la Sambre, l’Escaut, la Scarpe, la Deûle et la Lys les fertilisaient et y ouvraient de grandes voies de communication, qui furent complétées par de nombreuses chaussées. L’accès y était facile pour la civilisation romaine, et les innombrables objets gallo-romains trouvés à Namur, à Bavai, à Tournai, à Cambrai, à Douai, à Arras et dans les localités qui avoisinent ces villes, prouvent incontestablement que cette civilisation s’y était répandue dans toute la contrée. Avec cette civilisation la langue latine, là comme dans le reste de la Gaule, avait dû s’introduire. Parlée par les fonctionnaires, les magistrats, les prêtres, les soldats, les vétérans, les colons, les marchands, et par les Gaulois enrôlés dans l’armée romaine, elle dut nécessairement d’abord être comprise, plus tard être employée par l’ancienne population qui était à demi-sauvage au moment de la conquête, et, après trois à quatre siècles, finir par se substituer en partie à l’ancien idiome, soit gaulois, soit germain. Mais le latin des marchands et des soldats, qui même en Italie était très différent de la langue de Cicéron, dut perdre bien plus encore sur les lèvres des descendants des Celtes et des Germains, et des barbares de la grande invasion, qui y introduisirent des expressions et des tournures de phrase propres à leur idiome et leur prononciation. De tout cela se forma peu à peu une langue latine populaire, qui, dès le VIIe siècle, est appelée la langue vulgaire ou romane, mais qui commence seulement à se montrer dégagée du latin dans les célèbres serments de Strasbourg, vers le milieu du neuvième siècle, et plus tard, dans deux fragments du dixième siècle découverts dans la bibliothèque de Valenciennes, dont nous parlerons plus loin. Voilà, dans ses grandes lignes, l’histoire de la formation de la langue romane dans la partie méridionale de la Gaule-Belgique.

Dans la partie septentrionale de la même région et sur les côtes de la mer, la situation et ait bien différente. Au nord du pays de Liège, dans la contrée ou se trouvent maintenant Saint-Trond, Tirlemont et Louvain commençaient, vers l’époque de la conquête romaine, des bruyères comme celles qui se voient encore aujourd’hui dans la Campine, terres incultes où résidait une population sauvage et rebelle à la civilisation. D’un autre côté, les Romains eux-mêmes y introduisirent à divers reprises des barbares germains ; Agrippa établit des Ubiens non loin de là dans le pays des anciens Éburons ; un siècle plus tard, on y trouve les Tongriens, les Toxandres et d’autres Germains, à qui Rome avait cédé une partie des terres de ce pays et de celui des Aduatiques ; en 291 l’empereur Maximien abandonne à une colonie de Francs venus de la Germanie, les terres restées incultes, arva jacentia, des Nerviens et des Trévires. Ces immigrations de Germains dans un pays sauvage et rebelle à la civilisation, suivies des invasions des barbares, durent nécessairement donner de l’influence aux mœurs et à la langue tudesques et permettent de comprendre comment la langue flamande, dialecte tudesque, est encore aujourd’hui parlée, dans le nord du pays de Liège et dans une notable partie du Brabant.

Au sujet du pays des Morins et de la plaine maritime, depuis l’Escaut jusqu’à Boulogne, l’étude des mouvements produits par les invasions des Germains et de la situation physique de la contrée, fait arriver aux mêmes conclusions. Les Ménapiens, qui étaient probablement d’origine germaine, furent successivement chassés, par diverses invasions de barbares du nord, des bords du Rhin qu’ils occupaient au premier siècle de notre ère, puis des îles de la Batavie, et plus tard de la région qui avoisine l’embouchure de l’Escaut, et ils vinrent occuper les terres des Morins, qui furent forcés de reculer vers la rivière de l’Aa. Au second siècle de notre ère, on voit des Toxandres et des Suèves, peuples germains, s’établir au-delà de l’Escaut, jusque près de Courtrai. Dans la seconde moitié du troisième siècle des pirates francs et saxons, après avoir ravagé, depuis le pays des Morins jusqu’à l’Armorique, les côtes du littoral, qu’on appelait à cette date litus saxonicum, et les terres voisines, vinrent occuper plusieurs localités près de Boulogne et s’établirent sur divers points des côtes, où déjà s’étaient fixés d’autres Saxons. Voilà donc des barbares germains usant certainement de la langue tudesque, qui prennent position depuis Boulogne jusque vers l’Escaut, sur les côtes et dans l’intérieur des terres. L’histoire et la tradition, rapportent qu’à la fin du VIIe siècle, Charlemagne transporta de la Germanie en Flandre, des milliers de familles saxonnes. Et plus tard encore, en 928, toute une nombreuse population de Danois vint s’établir dans le pays de Guînes et d’Ardres. Ces immigrations successives de peuples, parlant la langue tudesque, qui se poussent, comme des flots depuis l’embouchure du Rhin jusqu’à Boulogne ou que la mer conduit sur les rivages où ils s’établissent, ne peuvent-elles pas faire comprendre comment la langue tudesque, devenue plus tard la langue flamande, s’est répandue sur tout le littoral et dans les provinces de la Flandre-Maritime ?

Et l’on conçoit comment cette langue s’y est maintenue, en étudiant la constitution physique de cette région et les bouleversements qui se sont produits sur ses rivages. Le climat y est humide, et les pluies et les brumes très fréquentes ; le sol sablonneux en certains endroits, marécageux en d’autres et couvert çà et là de bouquets de maigres sapins, n’a pu être fertilisé qu’au moyen de travaux opiniâtres, renouvelés chaque année ; la population qui y réside est rude, impatiente du joug et défiante à l’égard des étrangers. Les rivages y sont souvent envahis par les inondations de la mer qui pénètre parfois assez avant dans les terres : de l’année 1003 à l’année 1570 de notre ère ont eu lieu trente-cinq grandes inondations maritimes, parmi lesquelles plusieurs amenèrent la disparition de certaines localités et l’émigration d’une partie notable des habitants. L’histoire n’a pas enregistré le souvenir des inondations antérieures à l’an 1003 ; mais il s’en est certainement produit. La chronique de Lambert d’Ardres, écrite en 1203, rapporte qu’anciennement, ab antiquo, la mer brisa sa barrière de dunes à Sangatte et forma dans les terres, un vaste golfe qui fut appelé le puits des païens, expression qui indique l’époque romaine. Les travaux d’un savant géologue, M. Gosselet, et d’un archéologue sagace, M. Rigaux, ont démontré qu’une ou plusieurs inondations de la mer ont couvert, dans le pays des Morins, de vastes étendues de territoire, qui avaient été peuplées avant et pendant la domination romaine, et y ont formé de grands golfes, qui se sont étendus l’un de Sangatte à Watten, et l’autre dans le bassin de l’Yser entre Dunkerque, Bergues et Nieuport. Des sépultures et des monnaies romaines trouvées sous d’épais dépôts marins attestent que l’une au moins de ces inondations est postérieure à l’année 270 de notre ère. Des débordements analogues ont eu lieu sur d’autres parties du littoral, entre autres dans le pays de Waes.

Les populations d’origine tudesque, comme nous l’avons dit, dont le pays avait été ainsi envahi par la mer, durent se réfugier sur quelques points plus élevés restés libres, et le long des rivages des nouveaux golfes ou dans l’intérieur des terres. Les documents nous apprennent qu’il leur fallut, à eux et à leurs descendants, plusieurs siècles de pénibles travaux, pour reconquérir et rendre propre à la culture, la partie de leur territoire qui était couverte d’une couche d’eau, de vase, de sable et de dépôts marins. Durant cette lutte de tous les jours contre les éléments, qui les forçait à rester isolés du reste de la population et rendait leur vie plus dure et plus sauvage, les habitants du littoral et de la plaine maritime de l’ancienne Gaule-Belgique durent conserver leur nationalité et leurs mœurs, ainsi que leur langue qui était le tudesque et qui devint le flamand, avec les différences qu’on lui connaît depuis Dunkerque jusqu’au nord de la Hollande.

De tout ce que nous venons de dire, nous croyons pouvoir conclure avec assez de probabilité que la loi qui a présidé à la diffusion et à la conservation de la langue romane et de la langue flamande dans le nord de la France a été la suivante : le flamand est resté l’idiome usuel dans les pays sauvages, parfois’ inondés, peu habités et peu cultivés, où, sous la domination romaine et après les invasions des barbares, des immigrations des peuples tudesques ont eu lieu et ont constitué une population presque complètement nouvelle et isolée du reste des habitants ; la langue romane s’est formée peu à peu dans les régions d’accès facile et propres à la culture, où s’étaient répandus la civilisation romaine et le latin, où des chefs barbares et des leudes de l’époque mérovingienne ont établi leur pouvoir au milieu de l’ancienne population gallo-romaine, dont ils n’ont pas tardé à prendre la langue, en même temps que la civilisation.

II. DÉLIMITATION DES DEUX LANGUES ET DIFFUSION DU WALLON DANS LE CAMBRÉSIS, LE HAINAUT ET DANS LES PAYS DE NAMUR ET DE LIÈGE.

Le wallon, nom qui se donne au roman ou français dans la Belgique et dans le nord de la France, est, comme nous venons de le dire, une langue qui s’est formée dû latin populaire auquel se sont mêlés quelques éléments étrangers propres aux anciennes populations du pays.

Plusieurs écrivains ont prétendu, que dans le pays de Liège et le Hainaut, le tudesque s’est conservé au-delà du neuvième siècle ; M. Ferdinand Hénaut a même soutenu, dans ses Études historiques et littéraires sur le wallon, que ce dernier idiome est, dans le pays de Liège, un tudesque latinisé formé principalement de la langue que parlaient les Aduatiques et les Eburons. Mais M. Grandgagnage, savant érudit, dont l’opinion a été adoptée partout en Belgique, a fait justice du système imaginé par M. Hénaut. Il a démontré que le wallon du pays de Liège est une branche de la grande famille dos langues romanes, avec un contingent un peu plus considérable d’éléments germaniques que dans les dialectes rouchi et picard, à cause du long séjour des Austrasiens en cette contrée ; il a en outre établi que, dès les origines, le wallon et le flamand avaient, dans la partie des Pays-Bas devenue aujourd’hui la Hollande et la Belgique, les mêmes limites qu’aujourd’hui: Maastricht, Tongres, Saint-Trond, Tirlemont, Louvain, Hal, Bruxelles, Grammont et Courtrai.

M. Willems, de Gand, a dit, comme nous l’avons rappelé, qu’au XIIe siècle le peuple de Valenciennes comprenait encore un peu le tudesque. Nous allons établir par une suite de faits et de textes, que, depuis les temps modernes jusqu’au IXe siècle de notre ère, c’est le français désigné sous le nom de wallon ou roman, qui est seul usité dans les anciennes provinces du Hainaut et du Cambrésis.

Il serait superflu de prouver, que, depuis nos jours jusqu’à la fin du moyen-âge, on a toujours parlé dans ces dernières provinces, le dialecte wallon, qui est appelé parfois rouchi, et qui forme l’intermédiaire entre le wallon du pays de Liège et le roman de la Picardie : c’est un fait évident pour tous ceux qui connaissent tant soit peu l’histoire de cette région.

Il en était déjà ainsi au XIVe et au XVe siècle. Dans ses chroniques, Froissart (1339-1402), le célèbre historien né à Valenciennes, emploie un grand nombre d’expressions et de tournures de phrases qui se retrouvent encore aujourd’hui dans le patois du Hainaut. A ceux qui nous diraient que Froissart s’est formé une langue à part qu’il a prise dans le Hainaut comme dans tous les pays où il a vécu, nous ferons remarquer que c’est bien le dialecte du Hainaut qui domine dans ses écrits, et qu’en tout cas l’historien de Cambrai, Enguerrand de Monstrelet (1392-1453), qui a passé toute sa vie dans son pays de naissance, offre non moins d’analogie avec le patois dont on se sert aujourd’hui dans la même contrée. Ce qui démontre d’une manière bien plus évidente la certitude de notre thèse, ce sont les documents conservés dans les archives de Mons, de Valenciennes, de Cambrai et des localités situées autour de ces villes. Il y a, dans les dépôts d’archives communales de ces localités, des milliers et des milliers d’actes passés devant les échevins, pour toutes les transactions qui interviennent dans la vie de l’homme, testaments, mariages, ventes et achats de biens : or, depuis le XVIIIe siècle jusqu’au XIIIe, tous ces actes sont écrits en wallon, sans que l’on en trouve un seul en flamand ; et ils sont écrits pour la plupart avec une correction et une observation des règles alors usitées, qui démontrent que c’était bien la langue du pays. Et tout cela se remarque non seulement sur la partie des actes qui restait dans les archives, mais aussi sur celle qui passait entre les mains des contractants. De même, les cartulaires, les états de biens et de rentes et les comptes des évêques de Cambrai, des comtes de Hainaut, des chapitres de Notre-Dame de Cambrai et de sainte Waudru, de Mons, et de toutes les recettes du Hainaut et du Cambrésis, sont écrits, quelques-uns en latin, presque tous en français, et pas un seul en flamand ou tudesque. On peut en dire autant, pour le XIIIe et le XIIe siècles, au sujet d’autres cartulaires des évêques de Cambrai et des comtes de Hainaut. Mais il y a, pour cette période, à appeler l’attention sur les chants des trouvères. M. Arthur Dinaux, érudit valenciennois, a publié deux recueils de chants des trouvères du Cambrésis, du Hainaut et des pays de Liège et de Namur. On trouve, dans ces recueils, de nombreux extraits de plus de cent trouvères, nés dans le Cambrésis, le Hainaut et les pays de Liège et de Namur, qui ont composé en wallon des pastourelles, des fabliaux, des poèmes chevaleresques, des légendes pieuses, des prières à la Vierge, etc. ; leur langue est si correcte et si élégante, la facture de leurs vers est si facile et si pure, que l’on peut conclure qu’ils parlaient un idiome depuis longtemps usité autour d’eux. Rien n’y rappelle le tudesque : on n’y trouve pas le moindre flandricisme. Et ces vers n’étaient pas seulement chantés dans les châteaux ; les trouvères allaient les redire dans les couvents et jusque dans les campagnes. Durant son adolescence, en 1080, saint Aybert, qui habitait chez son père, homme d’armes, dans un village voisin de Tournai, prit la résolution de se faire ermite, après avoir entendu un poète ambulant qui chantait la vie de saint Thibaud. M. Léon Gautier a prouvé que les jongleurs chantaient sur les places publiques pour le peuple.

Un certain nombre de faits historiques viennent à l’appui de ce que nous venons de dire au sujet de l’usage de la langue romane dans le Hainaut, le Cambrésis, et les pays de Namur et de Liège.

Au commencement du XIIIe siècle, un flamand nommé Garembert fut envoyé à Cambrai pour y apprendre le français, ce qui prouve qu’on parlait le wallon en cette ville. Baudouin, fils aîné du comte de Hainaut Baudouin V, fut armé chevalier à Spire, où il avait été envoyé pour apprendre le tudesque. Donc on ne parlait pas cette langue à Mons et à Valenciennes, lieu où résidait ordinairement son père. Deux religieux cisterciens ont publié, au sujet des miracles de saint Bernard, des lettres datées de 1147, qui font connaître quelles langues étaient usitées depuis les provinces rhénanes jusqu’à Cambrai. Ces religieux, qui accompagnaient le saint, rapportent qu’à Cologne, Aix-la-Chapelle et Maastricht, lorsqu’un miracle était accompli, les-fidèles chantaient en allemand : « Christ uns genade, Kirie eleison, die heiligen olle half en uns, Christ ayez pitié de nous ; que tous les saints nous assistent ». Mais, ajoutent les deux écrivains, lorsque nous fûmes sortis du pays allemand, on n’entendit plus ces paroles, parce que les peuples de langue romane n’ont pas de chants spéciaux pour rendre grâce à Dieu, quand s’opère un miracle. A Liège, le peuple ne chante plus : il exprime, son émotion par des sanglots… A Cambrai, on présenta à saint Bernard un enfant sourd et muet ; et lorsque ce dernier eut baisé la robe du saint, un des hommes de l’évêque s’approcha de l’enfant et lui dit dans la langue du pays : Oz-tu ? Et l’enfant subitement guéri répéta ce qui lui avait été dit : Os-tu ? De ce récit il résulte qu’on parlait la langue romane à partir de Liège et à Cambrai.

Il en était de même à Valenciennes et près de Namur en 1119, comme le fait connaître la vie de saint Norbert. En cette année, le saint, qui était allemand et qui connaissait et comprenait à peine quelques mots de la langue que l’on parlait à Valenciennes (c’est-à- dire la langue romane), accepta de prêcher au peuple de cette ville. Il avait l’espoir, dit son, biographe, que s’il s’adressait à ses auditeurs dans sa langue maternelle, l’Esprit Saint leur rendrait, sa parole intelligible, malgré le caractère barbare de la langue tudesque et les difficultés de la langue latine. Et c’est, ajoute le biographe, ce qui arriva. Avec divers auteurs qui ont rappelé ce récit, nous en concluons que le peuple de Valenciennes parlait la langue romane et ne comprenait pas la langue tudesque. Nous reproduisons en note le texte de la vie de saint Norbert, afin que nos lecteurs puissent apprécier par eux-mêmes qu’il en est bien ainsi et se rendre compte de la méprise dans laquelle est tombé M. Willems, lorsqu’il a dit qu’il résulte de ce récit que la langue tudesque n’était pas tout à fait inconnue à Valenciennes au XIIe siècle et que le saint s’était fait comprendre en s’exprimant en des termes très vulgaires et en entremêlant son discours de citations latines. Le texte dit très clairement, comme nos lecteurs peuvent s’en convaincre, que c’est la langue romane qui était en usage à Valenciennes, et que le tudesque et le latin de saint Norbert y furent compris par un miracle de l’Esprit Saint. Les Bollandistes, quoi qu’en dise M. Willems, ont interprété le texte dans le même sens que nous : en effet, en reproduisant ce passage, ils mettent sur la marge : « Valencenis teutonice concinans, intelligilur », à Valenciennes saint Norbert prêche en allemand, et on le comprend. Les savants écrivains regardent cela comme un miracle. La suite du texte de la vie du saint prouve que de même on ignorait le tudesque à Fosses près Namur, puisqu’un prêtre de cette localité, d’après le récit, ne comprenait pas saint Norbert, qui parlait en allemand. Donc à Valenciennes et près de Namur, on ne parlait pas le tudesque. Nous pouvons établir aussi par un texte que dans le pays de Liège, on parlait le roman au Xe siècle. L’épitaphe de Notger, évêque de cette ville, mort en 998, fait connaître qu’il parlait en latin au clergé et en wallon au peuple : Vulgari plebem, clerum sermone latino Erudiit.

Tout ce que nous venons de dire suffit, nous en avons la conviction pour établir notre thèse, à savoir que la langue romane a été, à partir du Xe siècle, en usage dans le Hainaut et le Cambrésis.

Au sujet de la langue qui était parlée au IXe siècle, il est difficile de trouver des preuves directes et certaines. M. Raoux, savant membre de l’Académie royale de Belgique, a fait une remarque qui a son importance. En 870, le partage du royaume de Lothaire eut lieu entre Louis-le-Germanique et Charles-le-Chauve : dans le lot de Louis-le-Germanique, toutes les localités situées en des pays où l’on parle aujourd’hui l’allemand ou le flamand offrent des désinences tudesques, comme Utrecht, Strateborch, Berck, etc. ; au contraire toutes les localités du lot de Charles-le-Chauve, qui sont situées en des pays où l’on parle aujourd’hui le français, ont des désinences celtiques, latines ou romanes, telles sont : Cameracum (Cambrai), Melbarium (Maubeuge), Crispinium (Crespin) et une foule d’autres. M. Raoux est porté à conclure, de cette remarque, que, dès 870, la ligne de démarcation des deux langues était à peu près la même que de nos jours.

Dans l’ouvrage de M. Duvivier, intitulé Recherches sur le Hainaut ancien, on trouve une liste de 296 noms de lieux mentionnés dans divers documents antérieurs au XIIe siècle, dont 23 du VIIe, 16 du VIIIe, 45 du IXe et 28 du Xe, qui permet de faire la même remarque ; nous en dirons autant du polyptyque de l’abbaye de Lobbes rédigé au IXe siècle.

Il en est de même dans le Glossaire topographique de l’ancien Cambrésis, recueil annoté de documents dont le plus ancien remonte à 911 et le plus récent à 1240, publié par M. A. Le Glay, archiviste du département du Nord. Sur plus de 400 noms que l’on y trouve, il n’y en a que 5 ou 6, dont les désinences n’offrent pas l’indice d’un milieu roman ou wallon.

Sans doute, il n’y a pas de preuves certaines à tirer des remarques de M. Raoux et des listes de M. Duvivier et de M. Le Glay Mais ne peut-on pas en conclure que déjà, dès le VIIIe et le IXe siècle, l’élément roman tendait, dans le Hainaut et le Cambrésis, à se dégager du latin et à devenir un idiome particulier ?

Nous pouvons donner une idée de la manière dont se formait ce travail, en reproduisant quelques lignes de deux documents provenant de l’abbaye de Saint-Amand et conservés aujourd’hui dans la bibliothèque communale de Valenciennes, qui sont, après le fameux serment de Strasbourg, les fragments en langue romane les plus importants qui existent.

Le premier de ces documents qui paraît dater du IXe siècle, est un commentaire de certains passages de la prophétie de Jonas, en langue latine mélangée clé mots romans. Voici une phrase empruntée à ce commentaire : « Et afflictus est Jonas afflictione magna et oravit ad Deum et dixit : Hune eo dixit Si fust mult Jonas propheta mult correcions et mult ireist, quia Deus de Ninivitis misericordiam habuit, et lor peccatum lor dimisit. »

Le second de ces documents est la célèbre cantilène de sainte Eulalie, dont la transcription semble dater du Xe siècle, mais dont le texte doit être plus ancien. Voici les premiers vers de cette cantilène :

Buona pulcella fut Eulalia :

Bel avret corps, bellezour anima.

Voldrent la veintre li Deo inimi,

Voldrent la faire diavle servir.

Cette chanson, qui est formée de vingt-quatre vers, a été découverte en septembre 1837 dans un manuscrit de la bibliothèque de Valenciennes par M. Hoffmann de Fallersleben et publiée la même année à Gand.

N’est-il pas curieux de constater que les deux documents en langue romane rangés au nombre des plus importants que l’on connaisse, viennent d’un pays et de localités dont certains écrivains ont voulu faire un pays de langue tudesque ? Ces documents viennent aussi, jusqu’à un certain point, à l’appui de notre thèse.

III. DÉLIMITATIONS DU FRANÇAIS ET DU FLAMAND DEPUIS COURTRAL JUSQU’A SAINT-OMER ET DANS LA FLANDRE WALLONNE ET LE TOURNAISIS.

A partir de Courtrai, la ligne de séparation des deux langues suit actuellement le cours de la Lys jusqu’à Comines. Elle s’éloigne ensuite un peu de cette rivière qu’elle longe à distance, en laissant sur la rive gauche une étroite zone de terrain où se trouvent plusieurs localités autrefois de langue, flamande, Nieppe, Steenwerck, Doulieu, Neuf-Berquin et Haverskerque, qui avoisinent la rivière. Au-delà, d’Aire à Saint-Omer, la ligne de démarcation des deux langues est continuée par le Neuf-Fossé, canal creusé au XIe siècle. En ne tenant pas compte de la zone étroite, dont nous avons parlé et sur laquelle nous reviendrons plus loin, on peut dire que de Courtrai à Saint-Omer, la délimitation entre les deux langues suit d’abord le cours de la Lys et ensuite le canal du Neuf-Fossé. Nous allons établir que, depuis notre époque, jusqu’au Xe siècle, il en a toujours été à peu près de même.

C’est bien la ligne de démarcation que nous trouvons dans deux cartes dressées, l’une en 1856 par les soins du Comité flamand de France (Annales du Comité flamand de France, t. III, p. 377) et l’autre en 1846 par la Commission historique du département du Nord (Bulletin de la Commission historique du département du Nord, t. II, p. 51). M. Raoux, membre de l’Académie royale de Belgique dont nous avons parlé plus haut, avait publié en 1825 une carte de délimitation des deux mêmes langues (Mémoires de l’Académie royale des sciences et belles-lettres de Bruxelles, t. V (année 1825), p. 442 et 460). Si l’on tient compte du procédé de ce savant auteur, qui ne signale que les villes possédant un nombre assez considérable d’habitants, on voit clairement que les délimitations étaient alors les mêmes qu’aujourd’hui et en 1856 et 1846.

Dans son Mémoire, où il parle tout particulièrement des bornes formées par la Lys, M. Raoux fait appel aux souvenirs personnels de ses contemporains : « Il est connu, dit-il, de nos contemporains les plus âgés, que la limite des deux langues française et flamande était la même qu’aujourd’hui, il y a un demi-siècle, vers la fin du règne de l’Impératrice Marie-Thérèse, souveraine des Pays-Bas, et que dans toutes les villes grandes et petites où la langue flamande était vulgaire, elle l’est encore aujourd’hui. La seule différence est que, dans quelques villes et communes de la frontière flamande, où les habitants parlaient déjà le français, cette langue est devenue un peu plus commune pour le peuple. »

Ce dernier effet est analogue à celui qui fut produit par la loi du 2 thermidor an II, décrétant que, dans quelque partie que ce fût du territoire de la République française, les actes publics ne pourraient être rédigés qu’en français, et par l’édit de Louis XIV daté de décembre 1684 et enregistré au Parlement de Flandre le 4 janvier 1685, défendant à tous les hommes de loi de la Flandre occidentale de se servir à l’avenir de la langue flamande dans leurs plaidoiries et écritures sous peine de nullité. A la suite de ces mesures, les délimitations restèrent les mêmes : vers la fin du XVIIe siècle, l’intendant de Dunkerque, Des Madrys, dit dans son rapport adressé au roi que « la partie de la Flandre maritime où l’on parle la langue flamande s’étend de la mer jusqu’à la Lys. »

Mêmes observations sous la domination espagnole. En 1655, un érudit, Gilles Boucher (Bucherius), constatait que, les nobles, les membres du Parlement et les personnes attachées à la Cour avaient honte de ne pas connaître la langue française. En 1625, un autre érudit, le P. Buzelin, écrivait dans son histoire de la Flandre Wallonne que « c’est la Lys qui forme la séparation des deux langues, excepté dans quelques localités assises sur cette rivière. » Cette ligne de démarcation, qui ne diffère guère de celle d’aujourd’hui, se voit aussi dans l’atlas de Hondius, qui date du commencement du XVIIIe siècle (Elisée RECLUS. Nouvelle géographie générale, t. II, France, p. 784).

Vers la fin du XVIe, la situation était déjà la même. Un historien connu par l’exactitude de ses récits et de ses descriptions, Guichardin, dit à cette époque « que le quartier de la Flandre où on parle le teuton est borné vers le septentrion par l’Océan, au sud par la rivière de Lys et la Flandre gallicane, au levant lui git l’Escaut, et au ponant le Fossé neuve et le pays d’Artois (GUICHARDIN. Description des Pays-Bas). » C’est toujours la Lys et le Fossé neuf comme ligne de démarcation.

En 1571, l’historien Pierre d’Oudegherst, né à Lille d’une famille originaire de Poperinge, s’exprime dans ses Annales d’une manière bien plus explicite au sujet de la Lys et des localités de la Flandre flamingante et de la Flandre wallonne actuellement situées dans le département du Nord.

« La Flandre, dit-il, quasi de tout temps, a esté par le moyen de la rivière du Lys, en deux parties divisées, et tout ce qu’est deçà la Lys du côté de noort, se nomme Flandre flamingante, a raison du langage que on parle illec : et ce que depuis Menin vers le zuut est delà le Lys, s’appelle Flandre gallicant, pour ce qu’on y use de la langue wallée ou françoise (Annales de Flandre ; édition de 1789, t. I, p. 8, t. II, p. 540 et suivantes).

Et plus loin, l’annaliste complète cette indication générale mais très nette, en parlant en détail des localités situées dans l’une et l’autre Flandre. « En Flandre flamingant sont le seigneur de Haverskerque et le seigneur de Watten, anciennes bannières, la cour de Bergues et celles de Bourbourch, de Cassel et de Bailleul, la visconté de Wervy, sortissant au chasfel de Courtray, les viscontés de Berghes, Hondeschote, Drincham, Quenville et autres sortissant à la cour de Berghes-Saint-Winoch, Ravesberghe sortissant à la cour de Bourboureh, Sainte-Aldegonde, Hoymille, Borre, Haveskerke, Haesbroeck et autres ressortissant à Cassel, Caestre et Zoetstede et autres ressortissant à Bailleul (Annales de Flandre ; édition de 1789, t. I, p. 8, t. II, p. 540 et suivantes). »

Les 23 localités ou juridictions, indiquées comme se trouvant en 1571 dans la partie de la Flandre où l’on parle la langue flamande et comprenant toute cette partie, sont aujourd’hui situées dans la région du département du Nord où cette même langue est encore en usage, excepté les deux villages d’Haverskerque et de Zoetstede (Doulieu), qui se trouvent à l’extrême limite où l’on commencé à parler le français. Dans l’ensemble, la délimitation n’a donc guère changé. Nous arrivons à la même conclusion en étudiant les lignes consacrées par le même annaliste à la partie de la Flandre où l’on parlait de son temps la langue française. « Soubs Flandre gallicant, dit-il, sont compris les chasteaulx, villes et chastelenies de Lille, Douay et Orchies, où on use du langaige françois. Et y sont trois cours féodales du conte, sçavoir la salle de Lille, le chastel de Douay et la court d’Orchies. De la salle de Lille sont mouvans Wavrin, Cisoing, Comines, Hallewyn, Rohaix, Sainctes (Santes), Lannoy, Wilerval, Estrées, Haultbourdin, Semelles (Peut être Linselles), Bondues, Fresnoy, Warwaene et plusieurs autres (Pierre D’OUDEGHERST. Op. et loc. cit., t. II, p. 512 et 542 et suivantes). Les 17 localités qui viennent d’être mentionnées, dans un ouvrage datant de 1571, comme se trouvant en pays de langue française, sont encore aujourd’hui situées en pays où l’on use de cette langue. Dans ses Décades, ouvrage publié en 1531, Meyer, qui connaissait très bien la Flandre, indique comme limite de séparation entre les deux langues, la Lys et le Neuf-Fossé. Au reste, le nom de Flandre wallonne, donné aux trois villes et châtellenies de Lille, Douai et Orchies, prouve bien en faveur de notre thèse. En ce qui concerne plus particulièrement la ville de Douai, nous rappellerons qu’une lettre des échevins de cette ville, écrite à Charles-Quint en 1531, demande qu’on y établisse une Université, « pour que ne soit plus besoing ceux de la langue thioise (flamande) se transporter ès universitez hors le pays pour apprendre le languaige franchois, dont on use audit pays de Douay (DEHAISNES. Les origines de l’Université do Douai ; Paris, 1864). »

La Lys formait déjà la séparation ; au commencement du XVe siècle, comme l’établissent certains faits rapportés par le même annaliste d’Oudegherst, d’après des documents authentiques. A la fin du XIVe siècle, le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, époux de Marguerite, l’héritière du comté de Flandre, avait établi à Lille une cour de justice devant laquelle devaient se rendre, pour les appels, les habitants des pays de langue flamande. Ceux-ci étaient mécontents d’être forcés à aller en pays français, quand ils appelaient d’un jugement rendu en pays flamand. Aussi, lorsque Jean sans Peur, le successeur de Philippe le Hardi, fit son entrée solennelle à Bruges, « ils luy requirent qu’il fit traicter les matières du païs, des loix. et ensemble des cours féodales dedans le païs de Flandre flamengant, par sa court, en langaige flameng, et deçà le Lys, comme avoyent faict ses prédécesseurs. A quoy leur fut respondu, par la bouche de messire Henry Van den Zype, gouverneur de Lille, que mondit seigneur tiendroit désormais l’audience et court accoustumée en Flandre flamengant deçà le Lys et en langaige flameng, feroit vuyder les procès démenez à Lille en langaige françois et cesser icelle chambre, comme il le fit. » Donc, au commencement du XVe et au XIVe siècle, sous Philippe le Hardi, c’était déjà la Lys qui était considérée comme formant la séparation entre les deux langues.

Nous avons dit que cette ligne de démarcation, suivant la Lys, commençait à Courtrai. Une intéressante mention historique nous fait connaître que la même situation existait au commencement du XIIIe siècle. Guillaume Le Breton, le chapelain de Philippe-Auguste, qui suivit le roi durant toute la campagne achevée par la bataille de Bouvines, a raconté, dans un poème latin en douze chants, intitulé la Philippéide, les exploits et les marches de l’armée française. Il rappelle, dans le livre IX de son poème, que le roi avait, en 1213, soumis plusieurs villes de la Flandre flamingante et s’était emparé de Courtrai, et il dit ensuite combien il fut heureux en quittant cette dernière ville pour se rendre à Lille, d’entendre enfin, après avoir longtemps souffert de la rudesse d’une langue barbare et inconnue, résonner à ses oreilles les accents du français, sa langue natale.

Hinc quoque Cortraci vi msenia capta subivit,
Nos ubi, barbaricae post verba incognita linguas,
Sub qua longa diu fueramus taedia passi
Demum nativae cognovimus organa vocis ;
Insula post triduum modica fuit obsidione,
Vertice demisso, regi parere coacta.

Encore aujourd’hui, quatre à cinq kilomètres après avoir quitté Courtrai, on trouve, sur la route de Lille, des localités où l’on parle le français. Il en était de même en 1213.

Des renseignements historiques, d’un caractère plus général, mais qui permettent de tirer des conclusions en ce qui concerne la ligne de démarcation de la Lys et la situation de l’ensemble des villes sous le rapport de la langue qui y était usitée, existent pour le XIe siècle. En 1071, lorsqu’une guerre éclata entre la comtesse Richilde et Robert-le-Frison, la Flandre, dit le savant annaliste Meyer, se divisa en deux parties, l’une formée des pays de langue flamande et l’autre des pays de langue française, qui se réunirent en confédérations et luttèrent les uns contre les autres. Les villes de langue flamande qui s’associèrent entre elles, chacune avec ses dépendances, furent Gand, Bruges, Ypres, Courtrai, Harlebecque, Cassel, Furnes, Bergues, Bourbourg, Rousselaer, Turnhout, Oudenburg, Rodenbourg, localités où l’on parle encore aujourd’hui le flamand. Les villes de langue française qui firent entre elles une association rivale de celle que nous venons de faire connaître, furent, aussi avec leurs dépendances, Arras, Douai, Tournai, Saint-Omer, Aire, Béthune, Boulogne et Saint-Pol, ainsi que Lille, ville où la comtesse résidait au début de la guerre ; dans ces villes, aujourd’hui encore, on parle le français, comme on le faisait au XIe siècle à l’exception de Saint-Omer où les deux langues étaient usitées. Les annales de Pierre d’Oudegherst offrent les mêmes noms pour les deux confédérations. Ces faits établissent que la ligne de démarcation était au XIe siècle, dans son ensemble, ce qu’elle est aujourd’hui, et pour la Lys et le Neuf-Fossé et pour les trois villes et châtellenies de Lille, Douai et Orchies.

L’usage de la langue française dans ces trois villes et châtellenies et dans le Tournaisis est encore démontré par l’étude des manuscrits et des documents conservés dans les bibliothèques et les dépôts d’archives. On n’y trouve ni manuscrits, ni actes scabinaux en flamand. Bien loin de là, c’est dans ce pays que se rencontrent les actes administratifs en français les plus anciens dont l’existence est connue ; il y en a un à Tournai qui date de l’année 1200 et plusieurs autres qui sont antérieurs à 1221 ; à Douai, il y en a un de 1204 et un autre de 1219. Et des remarques importantes peuvent être faites au sujet de ces actes, qui sont des pièces d’intérêt privé passées devant échevins : on y constate une observation exacte des principes régissant la langue romane, ce qui démontre que cette langue était très bien connue et qu’on devait la parler depuis longtemps dans ces villes. Et ce ne sont pas des documents isolés ; à Douai, à Tournai, on les compte par centaines pour le XIIIe siècle, et il y est question des affaires concernant l’ensemble de la population : donc, ou y parlait le français et non le flamand.

Nous trouvons une autre preuve en faveur de notre thèse dans les Trouvères de la Flandre et du Tournaisis, recueil publié par M. Arthur Dinaux. Cet ouvrage présente des extraits de trente trouvères du XIIe et du XIIe siècle, parmi lesquels on remarque : à Douai, Gandor, l’auteur du Chevalier au Cygne, et Durand, le spirituel écrivain à qui l’on doit les Trois Boçus ; à Lille, Jacques Gielée, qui a composé l’une des parties les plus célèbres du roman du Renard, Jacques Fremaux, roi dans les concours poétiques, et Marie Dergnau, femme poète qui a chanté l’hiver d’une manière charmante ; à Tournai, Gilles Le Muisis et Philippe Mouskés, qui ont mis en rimes l’histoire de leur ville et celle de la France ; à Cysoing et au Maisnil, deux chevaliers connus par leurs chants d’amour. Seule, une contrée où était cultivée la langue romane, a pu produire une telle efflorescence de grandes et remarquables œuvres poétiques, écrites non seulement par des chevaliers, mais aussi par de simples bourgeois.

Pour les siècles antérieurs au onzième, durant lesquels on écrivait en latin et les dialectes étaient encore en voie de formation, nous ne pouvons trouver que des inductions, tirées de la langue latine. Dans la charte de 1066, par laquelle le comte Bauduin accorde une dotation à la collégiale de Saint-Pierre de Lille qu’il venait de fonder, on trouve deux énumérations de localités, les unes en pays aujourd’hui français, les autres en pays aujourd’hui flamand, par la langue. Ces dernières ont un caractère flamand bien accusé, Godelinchehem, Isenchehem, Elverzenges, Flambertenges, Rosleirs, etc. Les autres, au contraire, qui sont de la châtellenie de Lille; ont des noms et des désinences qui rappellent .le latin, le celte et le roman, ce sont Ulma, Wasemïas, Lechin, Schelmes, Anetieres, Marham, Fourmestraus, Fléz, Anaspiam, Batceda. Il y a toutefois, parmi celles-ci, trois qui viennent du tudesque, c’est Fredelenchem (Frelinghem), Doulesmons et Haluin ; mais ces deux derniers prennent déjà la forme romane au lieu de la forme flamande Deulemund et Hallewyn.

Des remarques analogues résultent de l’étude du Testament de saint Evrard; seigneur de Cysoing, document daté de 867. Les noms des localités, situées dans les environs de Lille, Douai et Tournai sont bien latins, celtes ou romans par leur forme et leurs désinences, ce sont : Anaspis et Anaspio, Groecinum (Gruson), Cisonium (Cysoing), Confinium (Camphin), Summinium (Somaing), Vitrei (Vitry). Au contraire, les noms des lieux, situés en pays aujourd’hui tudesque par la langue, ont déjà ce dernier caractère ; ce sont : Ermen, Mareshem, Bolghuidam, Helinsheim, Hostrenheim, etc. (Ignace DE COUSSEMAKER. Cartulaire de l’abbaye de Cysoing, 1883).

Sans parler d’autres documents au sujet desquels nous pourrions faire des observations analogues, nous rappellerons que les 41 noms de lieux inscrits par l’érudit archiviste-paléographe, M. d’Herbomez, à la suite de longues recherches comme étant certainement du Tournaisis avant la fin du XIIe siècle, sont tous d’origine celtique, latine ou roman, excepté trois qui confinent à une contrée où l’on parle encore aujourd’hui la langue flamande.

Nous tenons à rappeler, comme nous l’avons fait, en parlant du Hainaut, que le caractère celtique, latin ou roman de la presque totalité des noms de lieux dans les villes et châtellenies de Lille, Douai et Orchies et du Tournaisis, n’est qu’une induction portant à croire que la langue romane tendait à se former en ce pays aux IXe et Xe siècle et à y dominer. Et nous devons ajouter que la coexistence dans la Châtellenie de Lille d’un certain nombre de dénominations tudesques, telles que Erquinghem, Verlinghem, Capinghem, Frelinghien et la présence d’un grand nombre de noms de personne tudesques dans les cartulaires de l’abbaye de Cysoing et de la collégiale Saint-Pierre de Lille prouvent que l’élément germain a exercé une influence en ce pays, soit par des familles et des colonies, soit par des chefs francs, comme Adalbald à Douai et Evrard à Cysoing, qui sont venus s’y établir. Ces Francs, au moment de leur arrivée, parlaient la langue tudesque ; mais plus tard, ils ont adopté la langue de la population au milieu de laquelle ils résidaient, et le pays a été appelé du nom significatif de Flandre Wallonne.

Après avoir parlé plus spécialement de la Flandre Wallonne et du Tournaisis, il nous reste à entrer dans quelques détails au sujet des localités situées sur les rives de la Lys et dans la zone étroite comprise entre cette rivière et la ligne de démarcation actuelle que nous avons signalée plus haut. De Menin à Warneton, la délimitation des deux langues semble n’avoir pas changé depuis les temps les plus anciens, excepté à Comines, ville séparée en deux parties parla Lys. A Comines-Belgique, où le flamand était autrefois la langue usuelle, le français domine aujourd’hui ; à Comines-France. où de nos jours on ne parle que le français, on usait autrefois des deux langues, mais surtout du français, comme le prouvent les archives, où les pièces en français sont plus nombreuses que celles en flamand, et les lieux-dits qui ont presque tous des dénominations françaises.

A Armentières, ville située aussi sur la Lys, tous les noms de lieux-dits et de chemins sont français, et les archives qui remontent, au XIVe siècle ne présentent aucun document en flamand. Il en est de même, dans les quatre villages des pays de Lalleu, La Gorgue, Laventie, Sailly et Fleurbaix, dont la charte originale, datant de 1245, est rédigée en roman. De même à Estaires et à Merville, localités situées sur a Lys qui confinaient à des localités de langue flamande, la forme et la désinence de leur nom et de ceux des lieux-dits et des chemins que l’on trouve dans les cartulaires de l’abbaye de Saint-Vaast d’Arras et de la collégiale Saint-Amé de Douai, indiquent que très anciennement, aux IXe et Xe siècles, on s’y servait du latin populaire et de la langue romane ; dans les archives de ces deux villes, il n’y a pas un seul document en flamand. Mais, au contraire, à Nieppe, à Steenwerck, à Doulieu, à Neuf-Berquin, à Haverskerque, à Thiennes et à Renescure, villages où l’on parle aujourd’hui le français, il y a, dans les archives un certain nombre d’actes en flamand, ce qui prouve, comme l’indiquent d’ailleurs, les noms des chemins et des lieux-dits, qu’autrefois la langue flamande y était en usage. Il paraît certain que cette dernière langue était autrefois seule parlée à Boëseghem, à Blaringhem et à Clairmarais, où aujourd’hui l’on parle les deux langues avec prédominance du français. Sur les bords de la Lys, la langue flamande a donc perdu un certain nombre de localités ; mais si l’on suit sur la carte les noms de ces localités le long de la Lys et du Neuf-Fossé, on voit qu’en réalité le territoire qu’elle a perdu se borne à une bande de territoire variant entre 3 et 7 kilomètres de largeur, ce qui, on le reconnaîtra, est peu considérable. Il est donc permis de conclure de tout cela que, de Courtrai à Saint-Omer, la ligne de démarcation des deux langues n’a subi que des modifications peu importantes.

IV. LE FLAMAND ET LE FRANÇAIS A SAINT-OMER.

Dans la ville même de Saint-Omer, on ne parle plus, depuis quelques siècles déjà, que la langue française ; mais, dans les deux faubourgs de cette ville, celui de Lyzel et celui de Hautpont, il y a encore des familles, établies dans ces faubourgs depuis un temps immémorial, où l’on use habituellement de la langue flamande.

On peut croire qu’en 1593 la langue française dominait à St-Omer, puisqu’à cette date le roi d’Espagne, Philippe II, défendit aux échevins de rendre leurs sentences criminelles en flamand. Il en était ainsi vers le milieu du XVIe siècle : en effet, Jacques Meyer, l’historien si savant et si judicieux de la Flandre, qui était un partisan du flamand, sa langue maternelle, écrivait à cette époque que, la ville de Saint-Omer, où sans doute anciennement on ne parlait que la langue flamande et où ensuite les deux langues avaient été en usage, était devenue presque complètement française en ce qui concerne la langue et qu’on pouvait se demander, en voyant les progrès du français, si le flamand n’allait pas être relégué du côté du Rhin. L’autorité de Meyer, surtout dans une question de cette nature, est incontestable.

L’article 7 de la coutume de Saint-Omer publiée en 1509, dans lequel il est dit que les échevins « ont accoustumé rendre leurs sentences criminelles en langaige flameng » et les extraits d’un compte de la maison des Ladres pour l’année 1496 écrit en français, mais où il y a un certain nombre de noms de rues de Saint-Omer indiqués en flamand, peuvent servir à prouver qu’il y avait dans cette ville bon nombre de personnes connaissant et parlant la langue flamande. Mais il ne faudrait pas en conclure que cette ville était complètement flamande Lorsqu’en 1324, le chapitre de la collégiale de Saint-Omer fit la reconnaissance et l’ostension des reliques de son patron, les lettres authentiques trouvées dans la châsse furent lues au peuple et affichées dans le chœur et au doxal, en flamand et en français. Dans les archives de Saint-Omer se trouve un tonlieu du XIVe siècle écrit complètement en français, même pour les objets les plus vulgaires (A Bailleul, tous les registres aux bourgeois, toutes les séries de comptes autres que ceux de la ville, beaucoup de pièces comptables et les actes passés devant les échevins sont en flamand).

Nous trouvons une preuve de l’existence à Saint-Omer de beaucoup de personnes usant de la langue française, dans les archives de cette ville, où existent un grand nombre de comptes et de pièces comptables avec des actes de mariage, de vente et de partage passés devant les échevins au XIVe et au XIIIe siècles écrits en français. A Bergues, à Bailleul, à Ypres, à Gand et à Bruges les actes de cette nature sont presque tous écrits en flamand. Pour qu’il en fût autrement à Saint-Omer, il fallait que l’ensemble de la population comprit la langue française.

Nous pouvons, à plus forte raison, tirer cette conclusion des documents publiés par M. Giry dans sa savante Histoire de la ville de Saint-Omer et de ses institutions : A partir de 1221, les actes passés devant échevins, les statuts de la hanse, les ordonnances d’administration et de police qui auparavant étaient rédigés en latin sont tous écrits en roman, sans que l’on y trouve une seule de ces pièces en langue flamande ; et toutes les règles de la langue romane du XIIIe siècles y sont observées avec un soin qui prouve que cette langue était parfaitement connue par les scribes de la ville de Saint-Omer. M. Courtois publie quelques lignes en français d’une liste des marchandises payant tonlieu, d’où il résulte, dit-il, « qu’au XIIe siècle la langue française était en usage en cette ville de Saint-Omer et qu’elle y était écrite plus correctement que dans d’autres parties de l’ancienne Gaule-Belgique, plus éloignées du pays où l’on parle flamand. » Sans doute, on trouve aussi des listes de marchandises et certains bans d’administration écrits en français dans les archives de Bruges, de Gand, de Bailleul et de Bergues, villes flamandes ; mais la différence qui existe entre ces villes et Saint-Omer, c’est qu’en cette dernière cité les actes échevinaux et les actes qui ont un caractère local sont rédigés en français, tandis que dans les villes que nous venons de nommer les actes en question sont généralement rédigés en flamand.

En 1071, lorsque la guerre éclata, comme nous l’avons dit plus haut, entre la comtesse Richilde et Robert le Frison, et que les villes de langue française et celles de langue flamande formèrent deux confédérations hostiles, Saint-Omer fait partie des premières.

Dans l’abbaye de Saint-Bertin, qui possédait beaucoup de biens et en pays de langue flamande et en pays de langue française, on connaissait les deux langues. En parlant de l’élection d’un abbé du nom de Jean en 1124, l’auteur du cartulaire de Saint-Berlin fait remarquer qu’il parlait très bien la langue teutonique, lingua theutonica disertum. Déjà en 1099, le même auteur avait rappelé qu’un autre abbé connaissait parfaitement le latin, le roman et le flamand, lingua latina, romana et theutonica adprime eruditum.

D’autres faits portent à conclure que, dès le IXe siècle, il y avait des religieux qui parlaient le roman. Nous en rencontrons la preuve dans deux fragments du cartulaire de cette abbaye, qui ont été rédigés l’un vers 850 et l’autre vers 869, par deux religieux de l’abbaye, en un latin qui rappelle les mots et les tournures de phrase usités dans la langue romane. Parmi celles de ces expressions qui ont été relevées par M. Courtois, nous mentionnerons les suivantes : carrus ad host, un char pour l’host (l’armée) ; berbicoe, brebis ; caballarius, cavalier ; brace, braie (mouture pour la bière) ; bonaria, bonnier (mesure de terre) ; jornalis, journal (autre mesure de terre) ; camsiles, camisole ; kamisias, chemises ; drappos, drap ; clocha, cloche. On trouve, en outre, ille employé comme article, el doyen (le doyen), el major (le mayeur), et des gallicismes comme faciunt in hebdomada duos dies, ils font (travaillent) deux jours par semaine ; facit servicium, il fait le service et facit sicut superius, il fait comme plus haut. Et le caractère, évidemment roman, donné à ces expressions latines, est d’autant plus remarquable que l’un, au moins, des deux religieux a rédigé plusieurs chartes en un latin très correct. Tout en usant entre eux et avec les rois et les chefs de ce latin correct, les religieux employaient, pour les inventaires et les comptes, un latin qui se rapprochait de la langue parlée par les habitants du pays.

On trouve, dans la vie de saint Bertin et dans celle de saint Momelin, deux passages très intéressants au sujet des langues parlées à Saint-Omer et à Thérouanne au VIIe siècle. En 638, Bertin, avec ses deux compagnons, Ebertramme et Momelin, qui étaient, comme lui, originaires des bords du lac de Constance et, par conséquent, d’un pays où l’on parlait la langue tudesque, se rendit auprès du saint évêque Orner, qui résidait à Thérouanne. Celui-ci les accueillit avec bonté et leur confia le ministère sacré, non-seulement à cause de l’affection qu’il leur porta, mais aussi, dit le chroniqueur, parce que, étant tudesques d’origine, ils connaissaient bien la langue qui se parlait dans le pays, tam amore ipsius sancti (Bertini), quam quia patrioe linguam, ulpote teutonici, bene sciebant. On peut conclure de ce passage qu’en 638, on parlait la langue tudesque à Thérouanne, à Saint-Momelin et à Wormhout où vivaient et prêchaient les disciples de saint Omer et de saint Bertin. C’étaient, sans doute, les mouvements de population et les immigrations des barbares, dont nous avons parlé plus haut, qui y avaient introduit cette langue. Mais, l’arrivée de Bertin et de ses compagnons coïncidait à peu près avec l’époque où le roman, idiome né du latin rustique et populaire, comme nous l’avons déjà dit, commençait à se former. Nous voyons dans la vie de saint Momelin, qui’ était resté dans le diocèse de Thérouanne, qu’en 659, après la mort de saint Éloi, il fut élu évêque de Tournai et de Noyon, à cause de ses travaux apostoliques et parce qu’il excellait dans la langue tudesque, et aussi dans la langue romane, quia proevalebat non tantum in teutonica, sed etiam in romana lingua. Le germain Momelin avait donc appris la langue romane, sans doute, dans l’abbaye de Saint-Bertin, où il était arrivé vingt et un ans auparavant; on parlait donc cette langue dans l’abbaye et il était nécessaire de la connaître pour être évêque de Tournai et de Noyon. Cette mention est d’autant plus importante qu’elle est de beaucoup la plus ancienne qui concerne la langue romane.

De tout ce que nous venons de dire, il est permis de conclure qu’à Saint-Omer, on a parlé longtemps les deux langues ; le flamand n’y a point beaucoup perdu, puisqu’il est encore parlé dans les faubourgs de cette ville.

V. LE FLAMAND ET LE FRANÇAIS DANS LES COMTÉS DE GUINES ET D’ARDRES ET SUR LA COTE MARITIME DE GRAVELINES A BOULOGNE.

Cette côte, en y comprenant le territoire qui l’avoisine sur une profondeur de 6 à 8 lieues, où se trouvaient les comtés de Guînes et d’Ardres et les pays de Langle et de Bredenarde, a été primitivement occupée par les Morins. Comme nous l’avons dit plus haut, des pirates du Nord, francs et saxons, vinrent s’y établir au troisième siècle sur plusieurs points et, probablement peu de temps après, une grande inondation de la mer vint y former le golfe de Sangatte et forcer la population à émigrer, en partie au moins, dans l’intérieur du pays.

Les Saxons, transportés en Flandre par Charlemagne, ont peut-être occupé plus tard cette contrée marécageuse; ce qui est certain, c’est qu’en 928, comme le rapporte le chroniqueur Lambert d’Ardres, un chef danois, Sigfried, convoqua ses parents et amis auxquels il réunit un grand nombre de guerriers, traversa les mers et vint fonder une colonie dans cette région d’où la mer s’était peu à peu retirée, mais qui était encore inculte et presque déserte ; il prétendait que ce pays avait été autrefois en la possession de ses aïeux. Il fonda la ville de Guînes et l’on vit bientôt ses gens et leurs descendants établir les villes d’Ardres, de Tournehem et d’Audruicq, les châteaux-forts de la Montoire, de Montgardin, de Rorichove, de Sangatte et de Colwede, et plus tard, les abbayes et hospices de Licques, d’Ardres, de Beaulieu, de Saint-Léonard, de Saint-Inglevert et de Léodherme. La langue tudesque, qui était la langue des Danois, dut nécessairement être parlée pendant un temps assez long dans cette région que Sigfried et ses successeurs avaient trouvée presque déserté et où ils avaient défriché le sol et fondé des villes et des villages.

Tout ce que nous venons de dire explique comment, sur la côte maritime et dans l’intérieur des terres jusqu’à 6 ou 8 lieues, il y a un si grand nombre de noms de localités tudesques et des désinences en ghem, en heim, en hove, en hout, en seele, en inghe, en brouck, en kerk, etc., au milieu desquelles on trouve diverses désinences d’origine celtique ou latine, telles que ac et acum, tun (peut-être le dunum des Gaulois), en mont, ville, court, etc.. Incidemment, une nombreuse population d’origine tudesque s’est établie et a dominé dans ce pays, où auparavant avaient résidé des Gaulois, dont les descendants s’étaient faits plus ou moins à la langue des Romains.

Les Danois du Xe siècle ont contribué à établir et à répandre la langue tudesque dans cette contrée. Mais cet idiome y était en usage auparavant, puisque, dans le cartulaire de Saint-Bertin, nous voyons parmi les localités du Boulonnais et du pays de Thérouanne, en 648, Tatinga (pour Tatinghem), et au VIIIe siècle, Strato (pour Strahem), Sceldogatheim, Lonnigahem, etc., etc.. On peut en conclure que des peuples d’origine germanique étaient déjà venus s’établir en ce pays avant les Danois, comme le témoigne, d’ailleurs, le nombre considérable de noms germaniques qui sont portés par les personnes figurant dans le cartulaire de Saint-Bertin.

La langue tudesque se maintint longtemps dans cette région. Dans sa chronique, qui date de 1229, Guillaume, religieux de l’abbaye d’André, rapporte que, d’après la coutume du pays, les affaires soumises à la cour de l’abbaye ne se traitaient qu’en flamand, non nisi in flandrensi idiomate. En 1454, un curé du pays de Langle, qui voulait en appeler d’une sentence, s’exprime en flamand, et trois ans plus tard, un acte de donation, passé dans le même pays, est aussi écrit en cette langue. En 1507, on lit encore, dans la coutume de la ville d’Ardres que « les baillis et eschevins de la ditte ville poevent renouveler leur loy et tenir leur plais en flameng, en la mainere accoustumee. »

Après cette date, la langue française ne tarda pas à se répandre et même à dominer, puisqu’en 1586, Philippe II, roi d’Espagne, ordonna que dans le pays de Langle, « toutes procédures et actes judiciaulx se feront en langue franchoise. » Toutefois, dans un registre aux déclarations du pays de Bredenarde, on trouve une ordonnance, portée par Louis XIV en mars 1674, traduite en flamand. Aujourd’hui, dans les anciens comtés de Guînes et d’Ardres, les pays de Langle et de Bredenarde et sur la côte maritime de Boulogne à Gravelines, on ne parle plus le flamand, excepté dans quelques familles de Saint-Omer-Cappelle et de Sainte-Marie-Kerke, petits villages du Pas-de-Calais. A Bourbourg, où, comme le prouvent les archives, on a longtemps parlé le flamand, le français domine : à Gravelines, c’est la langue ordinairement employée. Dans cette région la langue flamande a résisté longtemps ; mais elle a ensuite perdu beaucoup de territoire.

VI. LE FLAMAND ET LE FRANÇAIS DANS L’ARTOIS ET LA PICARDIE.

Contrairement à ce qui se rencontre dans le Boulonnais et le Calaisis, on trouve, dans l’Artois proprement dit, des noms de localités qui ont pour la plupart des désinences celtiques, latines ou romanes, ac, ay, ville, court, etc. Les documents relatifs à l’abbaye de Saint-Vaast d’Arras en fournissent la preuve. Le privilège le plus ancien, qui a été accordé en 674, par le roi mérovingien Thierri, présente, dans le pagus d’Arras, Atheas (Athies), Felci (Feuchy), Bornevillam (Berneville), Dangeuvillam (Dainville), noms dont la forme et les désinences indiquent un pays ou dominait l’influence latine et romane, tandis que, pour les pays tudesques, elle offre des caractères, qui sous la forme latine, laissent apparaître un idiome germain, par exemple Rexnam, Wulfarem, Rothem, Hambeca, Athem, Cambach. De même, dans un charte de confirmation des possessions de l’abbaye, accordée vers le milieu du VIIIe siècle par le pape Etienne, outre les noms qui précèdent, nous trouvons près d’Arras Tilgidum ( Tilloy ), Hadas (Achicourt), Hattoncurtem, Saltiacum (Sauchy), Liniacum (Ligny), et dans le pagus de la même ville, 21 noms de localités dont 16 sont évidemment d’aspect celtique, latin ou roman, tandis que les cinq qui ont un aspect tudesque paraissent situés sur les frontières des pays germains. Les mêmes remarques peuvent être faites au sujet des privilèges octroyés par Hincmar en 870, par Charles-le-Chauve en 877, par le roi Eudes en 891, par le pape Benoît VIII en 1022 ; par Lambert, évêque d’Arras en 1098 et le pape Pascal II en 1102. Dans le cartulaire de Saint-Vaast et dans celui de Saint-Georges d’Hesdin, on trouve, comme dans celui de Saint-Bertin, un grand nombre de personnes portant des noms tudesques, ce qui prouve que la race germaine dominait dans le pays. Mais cette race ne tarda pas à prendre la langue de l’ancienne population, qui parlait le latin corrompu.

En 1071, comme nous l’avons dit plus haut, Arras, Saint-Pol, Aire, Béthune, Saint-Omer et Boulogne, se trouvent parmi les villes de langue française, qui forment une confédération en faveur de Richilde. A partir de ces dernières dates, nous trouvons des preuves, plus nombreuses de la diffusion de la langue romane dans l’Artois.

Pour se convaincre qu’aux XIIe et XIIIe siècles, l’usage du roman était répandu, et depuis un certain temps déjà, dans tout l’Artois, il suffit de lire les poésies si correctes, de langage, qui ont été recueillies dans les Trouvères Artésiens, volume in-octavo de 479 pages, publié par Arthur Dinaux. Cet écrivain dit dans son introduction : « Selon nous, il faut placer au premier rang des chansonniers du moyen-âge non seulement les Audrefroy-le-Bâtard et les Quesnes de Béthune, mais aussi Adam de la Halle, Jehan Bodel, et Baude Fastroul d’Arras, Guillaume de Béthune, Jacques de Hesdin, Adam de Givenchy et Baude de la Quarrière. Ils méritent d’être mis en tête de la glorieuse phalange qui illustra l’Artois poétique du XIIIe siècle, dans le genre délicat de la chanson et du fabliau. Leurs chants sont en tout dignes d’être remis en lumière. Ces trouvères, dit M. Nodier, que nous ne connaissons pas ou ne connaissons guères, Audrefroy-le-Bâtard et Quesnes de Béthune, n’ont pas été sur passés, jusqu’à nous, en grâce, en délicatesse, en mâle et suave harmonie. Au second rang de la nombreuse troupe des chanteurs artésiens s’avancent en se pressant l’un contre l’autre, dans le même siècle, messire Andrieu Contredis, Colars Le Bouthillier, Carasaux, Courtois, Engrebans, Kaukesel, Hue, Jehan Bretel, li Cuvelier, li Tinturier, Mados, Maniot, Robert, Sauvage et Vilain d’Arras. Et que l’on ne croie pas que la capitale de la province ait seule à se glorifier de ces prémices littéraires : toutes les autres localités un peu importantes peuvent aussi fournir, à la biographie des trouvères, quelques noms plus ou moins illustres. Pour ne citer que les sommités, Saint-Omer revendique Hue de Tabarié ; après le vieux Quesnes et son frère, Béthune offre le nom du chansonnier Sauvage ; Hesdin a produit Jacques, Jehan Acars et Simon, Bapaume le fécond Guillaume, chantre de Guillaume au Court nez, Montreuil l’ingénieux Gerbert, père du gracieux Roman de la Violette, Boulogne est fière de Girard, Ardres de Gautier Silens, Renti de messire Jehan et enfin Harnes a droit de se glorifier de son comte Mikiel dont les travaux guerriers n’arrêtèrent point les soins qu’il donna à la traduction rimée de la fameuse chronique de Turpin. Quant à la liste des trouvères anonymes de l’Artois, elle est immense. Ils sont trop nombreux pour que nous en parlions séparément : mais nous pouvons avancer, sans crainte d’être démenti, qu’ils se font remarquer par la naïveté et la gentillesse du style comme par la finesse et la délicatesse des pensées… Les noms de lieux, les tournures de phrase, l’orthographe même des mots qui donne la prononciation du vieux langage restée dans le patois d’aujourd’hui, annoncent assez que ces pièces ont été composées par des Artésiens… Le pays des trouvères a été tout à la fois le berceau de la langue et de la monarchie française.

Si, à la suite de ces remarques, de M. Arthur Dinaux, il paraissait utile de fournir d’autres preuves pour établir que l’on parlait la langue romane dans l’Artois au XIIIe, au XIVe et au XVe siècle, il nous suffirait de rappeler que, dans le riche dépôt départemental du Pas-de-Calais, il y a, pour cette époque, un nombre très considérable de comptes, de pièces comptables et de documents administratifs rédigés en français, et pas un seul en flamand, et que, de même parmi beaucoup de traités., de chroniques, d’histoires et de poèmes qui se trouvent parmi les manuscrits de la bibliothèque d’Arras, tout est en français, à l’exception de deux de ces petits livres d’heures en flamand du XVe siècle que l’on recherchait pour les miniatures et que les membres, d’une famille se transmettaient par testament. Tout, dans l’ensemble de ces manuscrits, prouve que la langue française était parlée très correctement dans les diverses villes et localités de l’Artois. M. Courtois, partisan déclaré de la diffusion du flamand hors de ses limites actuelles, est obligé de reconnaître que, dès le IXe siècle, le roman était passé à l’état de langue vulgaire en Artois et en Picardie.

En ce qui concerne cette dernière province, on a prétendu que le peuple y chantait des poèmes en langue teutonique; vers la fin du IXe et du XIe siècle. Ce sont des interprétations tout-à-fait fausses de deux textes latins qui ont répandu ces erreurs. En voici la preuve.

On sait que Mabillon a trouvé, dans un manuscrit de l’abbaye de Saint-Amand, un chant en langue tudesque, célébrant la victoire remportée en 881 à Saucourt sur les Normands par le roi de France Louis III. Dans le tome IX du Recueil des historiens des Gaules et de France, les Bénédictins, en reproduisant ce chant tudesque, ont dit qu’il en était question dans la chronique, écrite au XIe siècle par Hariulfe, moine de Saint-Riquier; où se trouve le passage suivant : « Cet événement, avec ses circonstances, est non-seulement consigné dans les histoires; mais le souvenir s’en conserve parmi les gens du pays, qui le chantent encore tous les jours. »

S’appuyant sur cette assertion des Bénédictins, les historiens Desroches et Lesbroussart, l’auteur du glossaire de la langue romane, Roquefort, l’abbé De la Rue et, à leur suite, Elisée Reclus, ont soutenu que l’on chantait une cantilène en tudesque et que, par conséquent, on comprenait cette langue près de Saint-Riquier, à l’époque d’Hariulfe, c’est-à-dire au XIe siècle. Certains érudits, l’abbé Le Beuf, Raoux et de Reiffenberg, ont fait remarquer que le texte d’Hariulfe ne dit pas en quelle langue l’on chantait. Mais il y a plus : ainsi que l’a fait remarquer M. Willems dans les Elnonensia, le passage de la chronique d’Hariulfe. où il est parlé d’un chant répété par les habitants du pays de Saint-Riquier, ne concerne pas, comme l’ont cru à tort les Bénédictins et comme l’a dit aussi M. Léon Gautier, la bataille de Saucourt et la cantilène tudesque. En effet, il y a trois parties distinctes dans le texte de cette chronique ; une première qui rappelle les causes de l’invasion des Normands et où il est dit que leur roi, Guaramond, fut excité à faire cette invasion par un chef franc, traître à son pays, Isambard, qui avait encouru la disgrâce du roi de France ; une seconde partie où il est question des ravages des Normands dans le Ponthieu et surtout à Saint-Riquier ; et enfin, soixante-six lignes plus bas que la première, une troisième partie où la bataille de Saucourt est rappelée en quelques lignes.

Or, le passage, cité plus haut, où il est parlé d’une chanson répétée par les habitants du pays de Saint-Riquier, se trouve à la fin de la première partie. Il ne peut, par conséquent, concerner la cantilène en tudesque où il est question de la victoire de Saucourt, sujet traité dans la troisième partie. Que concerne-t-il donc ? Comme l’ont fait remarquer M. Léon Gautier et M. Paul Meyer, il y a eu une série de chansons de geste, relative à Guaramond et à la trahison d’Isambard, et Mgr de Ram a découvert des fragments considérables de l’une de ces chansons, qu’il a publiés en 1836 et où se trouvé un refrain, ce qui prouve qu’ils ont été chantés. Ces fragments rappellent les diverses circonstances, relatées dans la première partie du récit d’Hariulfe; c’est à cette chanson évidemment que le chroniqueur fait allusion. Or, elle est écrite en une langue romane, qui rappelle l’époque du chroniqueur. Par conséquent, la conclusion qui pourrait être tirée du passage d’Hariulfe, c’est que, contrairement à ce que l’on a voulu déduire de l’appréciation erronée des Bénédictins, on chantait autour de Saint-Riquier, en langue romane, à l’époque où vivait Hariulfe, c’est-à-dire en 1081. Quant à la cantilène tudesque, on ignore en quel pays elle a été composée et où elle était chantée. On ne peut donc en conclure que le tudesque était parlé soit en Picardie, soit ailleurs. Des confusions et des erreurs bien plus étonnantes ont été commises par ceux qui, comme M. Courtois, prétendent que l’on parlait la langue tudesque à Corbie, à Amiens et dans les environs, à la fin du IXe ou au Xe siècle de notre ère.

Un religieux de l’abbaye de Saint-Gall en Suisse, Ratpert, a composé, vers la fin du IXe siècle, un chant en l’honneur de saint Gall, en langue allemande, afin que la population du voisinage, qui parlait l’allemand, pût le redire. Et plus tard, ce chant fut traduit en latin par un autre religieux de la même abbaye, Ekkeward IV. En rendant compte, dans le Journal des Savants, d’un ouvrage de M. Edelestand du Méril qui a pour titre les Poésies latines chantées avant le XIIIe siècle et où se trouve la traduction latine du chant en l’honneur de saint Gall, M. Magnin, confondant Ralpert, moine de Saint-Gall, avec Paschase Radbert, moine de l’abbaye de Corbie, attribue le chant tudesque et sa traduction en latin à deux religieux de cette dernière abbaye. Comme ce chant avait été composé, ainsi que le dit le texte, pour être chanté par le peuple du voisinage, M. Courtois en a conclu que, dans les environs de Corbie, la langue tudesque était encore en usage à la fin du IXe et au Xe siècle.

Il suffit de lire le texte, publié d’après un manuscrit original, dans le tome second des Monumenta, de Pertz, auquel M. du Méril a emprunté ce qu’il dit à ce sujet, pour se convaincre que Ratpert et Ekkeward, l’auteur et le traducteur du chant, étaient deux religieux de Saint-Gall en Suisse, et que le chant était composé pour le peuple allemand qui habitait dans le voisinage de cette abbaye. M. Magnin et M. Courtois citent comme autorité Metzelerus dans l’ouvrage qui a pour titre De viris illustribus Sancti Galli ; or, cet auteur dit clairement que les deux religieux en question étaient de l’abbaye de Saint-Gall et ne fait aucune mention de l’abbaye de Corbie. Tous les textes qui concernent cette question ont été reproduits dans la Patrologie de l’abbé Migne et en partie dans le tome VIIe du mois d’octobre des Acta Sanctorum; ils prouvent, de la manière la plus évidente, que dans le texte dont nous venons de parler, il s’agit de Saint-Gall et de la Suisse, et nullement de Corbie et de la Picardie. Nous reproduisons deux de ces passages en note afin que nos lecteurs puissent se rendre compte de l’inconcevable méprise de M. Magnin et de ceux qui s’en sont rapportés à lui sans examen.

M. Courtois, à la suite de ce qu’il a écrit sur le chant tudesque, cite un passage de M. Magnin, où il est dit qu’Adélhard, abbé de Corbie, né en 750 et mort en 827, parlait la langue thèotisque ou tudesque avec une éloquente facilité. Ce passage ne prouve pas, comme le croit M. Magnin, que l’on parlait le tudesque à Corbie. Adélhard, qui était petit-fils de Charles-Martel, neveu de Pépin et cousin-germain de Charlemagne, avait vécu à la cour de ces princes, où l’on parlait souvent la langue tudesque et il avait longtemps résidé à l’abbaye de Corwey, en Saxe, où la même langue était en usage ; cela explique comment il connaissait cette langue. Voici d’une manière complète le texte dont parle M. Magnin.

« Si Adélhard. parlait la langue vulgaire ou romane on aurait cru qu’il ne connaissait que cette langue, et ce n’était pas étonnant, car en tout il avait reçu l’instruction la plus large ; s’il s’exprimait en tudesque, son discours avait le plus brillant éclat; parlait-il latin, il était encore plus parfait. » De ce passage, où il est dit qu’Adélhard parlait très bien les trois langues, et non le tudesque seul, il est absolument impossible de conclure que l’on parlait la langue allemande dans l’abbaye de Corbie. Les lignes que nous avons citées sont précieuses pour l’histoire de la langue romane ; elles prouvent qu’un puissant seigneur et abbé, appartenant à la famille des Carlovingiens, connaissait non-seulement le tudesque, sa langue natale, et le latin, langue de l’Église, mais aussi le roman, la langue vulgaire, qui avait fait partie de son éducation. Après avoir démontré que les deux seuls arguments invoqués en faveur de l’usage de la langue flamande en Picardie ne s’appuient que sur des interprétations complètement erronées, nous nous contenterons de rappeler que cotte province a donné son nom à l’un des dialectes de la langue romane, dialecte essentiellement différent de la langue flamande.

VII DÉLIMITATIONS ACTUELLES DE LA LANGUE FLAMANDE ET DE LA LANGUE FRANÇAISE DANS LE NORD DE LA FRANCE

Nous compléterons notre travail par un exposé aussi exact que possible des délimitations actuelles des doux langues dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais.

De curieux renseignements ont été recueillis à ce sujet. La Commission historique du Nord, après avoir obtenu, par l’intermédiaire du Préfet, des indications fournies par les maires de toutes les communes qui se trouvent près des lignes de démarcation, a publié en 1846, une carte où sont tracées la limite en deçà de laquelle le français règne seul et celle au-delà de laquelle le flamand est seul parlé, avec une zone intermédiaire où les deux langues sont eh usage : le mémoire qui accompagne cette carte offre des détails au sujet du plus ou moins de prédominance de l’un des idiomes dans les communes mixtes. Le Comité flamand de France ne s’est point contenté de ce premier travail : il a fait adresser, par les sous-préfets d’Hazebrouck et de Dunkerque, des circulaires plus détaillées encore au sujet de cette question à tous les maires et instituteurs, et il en a envoyé lui-même à tous les curés des communes limitrophes des lignes de démarcation. Les renseignements qu’il a reçus lui ont permis de rédiger, en 1856, une carte indiquant très nettement les délimitations, à laquelle sont joints des tableaux donnant les résultats envoyés de chaque commune et un mémoire où se trouvent d’intéressants détails, qui ont paru dans le tome IIIe des Annales du Comité (Bulletin de la Commission historique du département du Nord, t. II, p. 50. — Annales du Comité flamand de France, année 1856). Ayant nous-même visité toutes les communes mentionnées sur ces cartes, nous avons reconnu qu’il ne s’est produit, depuis lors, dans l’ensemble des délimitations, d’autre changement notable que la diffusion beaucoup plus grande du français dans les communes mixtes et même dans les communes de langue flamande. Les communes de langue flamande sont protégées du côté ouest, par la zone intermédiaire, contre l’invasion du français, et du coté est elles touchent à des localités flamandes de la Belgique. Aussi, bien que tous les actes y soient rédigés en français depuis un siècle, bien qu’il soit défendu d’y enseigner et d’y parler la langue flamande dans les écoles primaires, les lignes de démarcation sont restées à peu près ce qu’elles étaient il y a un demi-siècle. L’endroit où le flamand a surtout perdu, c’est Dunkerque avec les localités qui avoisinent la côte à l’ouest de cette ville, jusqu’au-delà de Gravelines.

Après avoir fait remarquer que, dans un certain nombre de localités il y a des quartiers et des hameaux où l’on ne parle point la même langue que dans l’agglomération principale et que par conséquent une exactitude mathématique est impossible dans les lignes que nous traçons sur la carte et dans l’exposé qui les accompagne, nous allons faire connaître les noms des communes qui forment les lignes de démarcation.

La ligne rouge tracée sur la carte est la limite à gauche de laquelle on ne parle que la langue française. Cette ligne part de l’extrémité Nord-Est du territoire de Gravelines, suit la limite de ce territoire et de celui de Saint-Georges, traverse l’Aa, entre dans le Pas-de-Calais où elle contourne la limite Est d’Offekerque, de Norkerque, de Zudkerque, de Sainte-Mariekerque, et la limite-ouest de Rumingheni, suit le cours de l’Aa et arrive à Saint-Omer, ville de langue française, tandis que dans ses faubourgs de Lyzel et de Haut-Pont il y a encore des familles où l’on parle ordinairement la langue flamande. Elle passe ensuite à l’ouest et au sud de Clairmarais, Renescure, Lynde, Blaringhem, Boëseghem, Steenbecque, Morbecque, Hazebrouck-Sud, Vieux-Berquin, Merris et Bailleul-Nord, d’où elle entre en Belgique. Après avoir longé dans ce pays, la limite-sud de Neuve-Eglise et de Messines, elle va rejoindre la Lys, qui forme frontière, à Comines-Belgique, où il y a quelques familles parlant la langue flamande, et suit cette rivière jusqu’à Wervicq-France où l’on parle les deux langues avec prédominance du flamand et ensuite jusqu’à Menin, ville de la Belgique où l’on parle le flamand, tandis qu’à Halluin qui est situé en France de l’autre côté de la rivière, c’est le français qui est en usage. A Menin la ligne de démarcation entre définitivement en Belgique, où elle passe à Courtrai, Grammont, Bruxelles etc. etc.

Nous avons tracé sur la carte une ligne verte, à droite de laquelle, la langue flamande est seule en usage pour la généralité des habitants. Cette ligne part de l’extrémité Nord-Est du territoire de Ghyvelde et suit la côte le long de la limite-nord des territoires de Ghyvelde, de Zuydcoote et de Leffrinckoucke jusqu’au territoire de Dunkerque et de Coudekerque-Branche ; elle forme ensuite la limite Nord et Ouest de Coudekerque, Capelle, Armbouts-Capelle, Spycker, Brouckerke, Pitgam, Eringhem, Merckeghem, Millam, Wulverdinghe, Lederzeele, Noordpeene, Bavinchove, Staple, et l’extrémité-sud des territoires de Wallon-Cappel, Hazebrouck-Nord, Borre, Pradelles, Strazeele et Merris jusqu’à Bailleul-Nord, où elle va rejoindre l’une des provinces flamandes de la Belgique.

Entre ces deux lignes se trouve une zone mixte, où l’on parle les deux langues. Nous allons indiquer toutes les communes de cette zone, en notant pour chacune quel est l’idiome qui y domine. Dunkerque et Coudekerque-Branche où domine le français, Petite-Synthe où domine le flamand, Grande-Synthe, Mardyck, Loon, Craywick, Bourbourg-Ville, Bourbourg-Campagne et Saint-Pierre-Brouck, avec Saint-Folquin, Saint-Omer-Cappelle, Vieille-Église, Pont-Saint-Nicolas, Ruminghem, Hautpont, Lyzel et Clairmarais, dans le Pas-de-Calais, où le français domine, Looberghe et Cappelle-Brouck, où le flamand domine, Holque, Watten, Saint-Momelin, Renescure, Blaringhem, Boëseghem où le français domine, Ebblinghem, Lynde, Sercus, Steenbecque, Morbecque, Hazebrouck-Sud, Vieux-Berquin, Bailleul-Sud, où le flamand domine.

Il n’était point possible, dans la carte et dans l’exposé qui précède, de tenir compte des proportions minimes pour lesquelles l’élément français entre dans telle ou telle petite commune rangée parmi les localités de langue flamande. M. Edmond de Coussemaker, dans son travail publié en 1856, a donné à ce sujet quelques indications que nous reproduisons. Dans l’arrondissement de Dunkerque, on compte seize communes de langue flamande, où moins d’un dixième et plus d’un vingtième de la population parle le français; ce sont : Bierne, Brouckerke, Bollezeele, Coudekerque, Eringhem, Hoymille, Lederzeele, Rexpoëde, Socx, Spycker et Steene. Il en est sept, où, soit un vingtième, soit moins d’un vingtième seulement des habitants parlent le français ; ce sont : Drincham, Esquelbecq, Oost-Cappel, Pitgam, Quaëdypre, Watten et Wormhout. Dans l’arrondissement d’Hazebrouck, il y a cinq communes, savoir : Berthen, Oxelaëre, Pradelles, Staple et Zuytpeene, où moins d’un dixième et plus d’un vingtième des habitants parlent la langue française. On en compte quatre, Cassel, Merris, Méteren et Rubrouck, où la proportion est inférieure à un vingtième.

Nous devons en outre faire remarquer, que dans les villes, et surtout à Dunkerque, Bergues, Hazebrouck et Bailleul, l’élément français gagne considérablement depuis un certain nombre d’années.

De tout ce que nous venons de rappeler dans les pages qui précèdent, nous croyons pouvoir faire sortir les conclusions qui suivent :

1° Depuis la formation de la langue romane, c’est-à-dire depuis le neuvième ou le dixième siècle de notre ère, la langue flamande, contrairement à ce qu’ont soutenu plusieurs écrivains, n’a pas été usitée dans le Hainaut, la Flandre Wallonne, l’Artois et la Picardie.

2° Dans les pays où elle était en usage, il y a huit à neuf siècles, la langue flamande a perdu quelques zones de terrain très étroites sur les bords de la Lys et du Fossé-Neuf et à Saint-Omer. La région où elle a surtout reculé devant le français est la plaine maritime, du côté de Gravelines et de Bourbourg, d’Audruicq, de Guînes, d’Ardres et de Calais.

Recherches historiques sur la ville de Bergues

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