Alexis Bafcop – Le Carnaval de Cassel

Alexis Bafcop - Le Carnaval de Cassel
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Des hommes, des femmes, des enfants. Une petite ville, perchée sur son mont : Cassel. Une froide journée d’hiver : le soleil, déjà bas sur l’horizon, colore étrangement, sans les réchauffer, les briques des murs et les passants. Les rues, canaux d’ombre, sont vides pendant les après-midis d’hiver, mais aijourd’hui, c’est Carnaval, le Dimanche Gras. Des hommes, des femmes, des enfants : ce n’est guère une foule ; point de touristes, ou si peu. Des groupes travestis, en proie à une folie au-delà, ou en-deça de la gaîté : bruit des instruments, cris et courses.

Un cortège avance. Des grosses têtes s’essaient au grotesque. Les sapeurs, avantageux dans leur tablier de peau, portent leur hache. Les musiciens de l’harmonie municipale, costumés, s’avancent d’un pas lent, appliqués de tout leur souffle à répéter à l’infini le Reuzelied, le chant du Géant. Comme une litanie rythmée, il s’enroule et se déroule dans l’air glacé, lancinant, envoûtant, venu d’un temps qui n’est plus le temps, et veut nous entrainer au-delà du temps, en dehors du temps, là où vit le Reuze, le Géant.

« De Reuze komt », le Géant vient ! Le regard fixe et clair de ceux qui défient le temps, les membres figés dans une pose indifférente au tumulte et à la foule, casqué et cuirassé comme un officier romain, il passe, solennel, entre les murs des rues étroites, dominant son peuple, comme on le voyant point.

Il ne marche pas : il danse plutôt, tantôt d’un pas glissé, tantôt sautillant presque, ou tournoyant, hiératique, dans ses mouvements comme dans son regard. Infirme peut-être s’il était seul, mais plutôt dédaigneux de se mouvoir lui-même, il laisse ses porteurs l’animer, lui donner vie. Serviteurs obscurs : qu’importe leur face hilare, la fièvre de leur visage dans l’effort, sous la chaleur de la longue robe du géant qui les dissimule, leurs pas ne sont plus les leurs, les mouvements qu’ils donnent au géant sont d’un autre monde. Spectacle, mais plutôt procession, dévoilement, exposition sacrée, cortège de visite rituelle, et non exhibition profane.

Et les gens passent et se promènent, rient et parlent. Le Reuze est venu, le Reuze est passé, la vie continue. Mais le Reuzelied résonne longtemps encore, au plus profond de chacun, écho sonore d’un autre monde, le monde des géants, au milieu, mais au-delà des hommes.

Philippe Jessu, Lieux et histoires secrètes du Nord, Editions la Porte Verte, pp. 10-11.