Les symboles dits runiques en Flandre

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Des inscriptions runiques ?
En décembre 1941, Joseph Dezitter(1) publiait dans la revue régionaliste Le Lion de Flandre(2) un article intitulé « Les signes symboliques »(3) .  » On remarque, dit l’auteur, dans les maisons rustiques des pignons ornés d’imbrications. Ces dessins de formes géométriques se détachent en briques jaunes sur fond rouge ou inversement en briques rouges sur fond jaune. Les motifs employés sont identiques dans des localités différentes et leur image persiste depuis des siècles sans aucun changement. On retrouve leur emploi jusqu’au milieu du 19e siècle. Ils sont souvent disposés de façon symétrique comme s’il s’agissait d’un simple décor, mais ils sont aussi placés de façon irrégulière sans égard pour la symétrie « .

Pour Joseph Dezitter, « cette persistance dans le temps et dans l’espace laisse apparaître qu’il s’agit de signes symboliques, ayant un caractère rituel et le caractère des formes employées révèle des signes runiques« . Il croit reconnaître dans le losange l’Odal ou Opalam ᛟ, le 24e et dernier signe de l’alphabet runique, le symbole de la propriété, de l’indépendance et de la liberté. De la même façon, il voit dans le losange « barré parfois d’une croix de Saint André ou encore dans le losange aux côtés prolongés » l’Ing ᛝ symbole de la fécondité. « Cette figure a été fréquemment employée, on la voit au pignon des granges car le paysan souhaitait une récolte abondante, mais on l’aperçoit surtout sur le façade de la maison d’habitation et particulièrement à l’entrée de la demeure, car nos pères souhaitaient une nombreuse postérité. (…) La forme en cœur est un dérivé de l’Ing, c’est la pénétration jusqu’en son milieu d’un losange par un losange plus petit formant un dard ».

Cette thèse expliquant la signification des formes géométriques par une origine germanique a été reprise par de nombreux auteurs régionaux dans des ouvrages, revues et brochures au point de devenir aujourd’hui une vérité historique. Qu’en est-il réellement ?

Une thèse remise en cause
Nous savons que dès le 16e siècle, des motifs géométriques fleurissent sur les murs des demeures seigneuriales, des églises et surtout sur les pignons des maisons rurales. On peut les voir sur le donjon du château de Flêtre, au château d’Esquelbecq, au palais Rihour à Lille et sur les murs des églises de Zegerscappel, Winnezeele, Steenvoorde, Boeschèpe, Rexpoede et Caestre. Monique Teneur Van Daele a étudié en détail ces motifs. Elle a recensé plus de 279 pignons et murs ornés de ces figures. 9 motifs reviennent régulièrement :
– La croix dit de Saint-André (21%)
– L’Ing, losange dont les côtés sont prolongés ou parfois barrés d’une croix (4%)
– Le losange seul (12%)
– Le quadrillage, assemblage de losanges (4%)
– L’Odal, 2 cercles ou 2 losanges reliés par un trait (9%)
– La croix latine (7%)
– L’étoile à six branches (3% des formes géométriques)
– Le cœur (21%)
– L’entrelacs, juxtaposition de 5 losanges de même taille qui composent une croix grecque (17%)
– Les initiales (2%)
28 motifs sont datés. Le plus ancien remonte à 1593.

Cependant, Monique Teneur Van Daele refuse de voir en ces motifs un quelconque lien avec l’écriture runique précisant qu’« il n’existe aucun document ancien qui permettent de donner une définition des symboles contenus dans ces motifs ».

Que savons-nous des runes ? Caractères les plus anciens de l’alphabet germanique, cette écriture phonétique composée de 24 signes était dotée d’une puissance et d’un pouvoir magiques sur les hommes et les choses. De nombreuses inscriptions en Belgique et en Bourgogne datant du 7e au 9e siècles laissent à penser que cette écriture était employée par l’aristocratie franque. Mais entre ces inscriptions et les plus anciens motifs observés en Flandre (16e siècle), sept siècles se sont écoulés sans que l’on rencontre la trace d’une écriture runique. Il semblerait également difficile de penser qu’aux 16e et 17e siècles, des maçons la plupart illettrés et dont nous ne savons rien, aient pu trouver dans d’hypothétiques manuscrits une écriture peu répandue et disparue depuis 7 siècles.
Finalement, si l’on compare les motifs du futhark avec ceux présents sur les façades et pignons des églises et maisons rurales de la Flandre, on y trouve peu de parenté. Sur les 24 signes de l’alphabet runique, on peut en reconnaitre seulement 4 parmi les motifs représentés sur les églises et maisons rurales du Westhoek.
Enfin, et pour mettre encore plus à mal la thèse d’une origine germanique, on constate que l’on retrouve ces motifs dans d’autres régions, non seulement dans le Westhoek belge et le Brabant, mais également plus au sud, en Picardie, en Normandie, en Alsace, sur les bords de la Loire, en Sologne, en Bourbonnais et en Thiérache. Pour cette dernière région, Jean Pierre Meuret et Henriette Noailles ont étudié 783 motifs sur 146 édifices civils, militaires et religieux. Comme en Flandre, on retrouve les motifs de cœur, losange, entrelacs, croix et quadrillage.

Quelle interprétation ?
Si nous mettons de côté les runes et l’origine germanique, quelle interprétation peut-on donner des motifs visibles sur les maisons et églises du Westhoek ?
Certains pensent qu’il s’agit de la signature des maçons bâtisseurs. Bernard Coussée réfute cette idée. S’il admet que les maçons ont su utiliser les briques vitrifiées dans leurs constructions, il dit avec justesse que « le maçon travaille avant tout pour un client lui imposant telle ou telle figure parce qu’elle possède à ses yeux une signification ».
D’autres voient la marque des corporations. C’est le cas de l’étoile à six branches ou sceau de Salomon que l’on peut observer à Broxeele, buysscheure, Esquelbecq, Millam et Wahrem et qui est le symbole des brasseurs. « La bière est le fruit d’une combinaison mystérieuse de l’air, de la terre, de l’eau et du feu qui provoque la germination des grains, la saccharification et la fermentation. L’eau et l’air permettent la germination, l’eau et le feu la saccharification, l’air et le feu la fermentation. Les premiers brasseurs ne trouvèrent rien de mieux comme symbole de cette imbrication des quatres éléments que l’étoile à six branches ».

A la fin du 19e siècle, Ignace de Coussemaker a mené des recherches sur les réparations des églises de la Flandre maritime au lendemain des troubles religieux du 16e siècle. Il s’est particulièrement intéressé aux demandes des curés, marguilliers et pauvriseurs des communautés villageoises pour lever des impositions extraordinaires afin de subvenir aux dépenses à faire à leur église paroissiale. Ces demandes signées étaient adressées aux archiducs. Ce sont les signatures qui nous intéressent pour notre propos. Les documents reproduits ci dessous montrent que les signatures était illustrées de motifs et de symboles. On retrouve certains de ces motifs sur les édifices religieux et civils de la Flandre maritime. Le constat est troublant et nous laisse imaginer que lors des réparations des églises certains aient pu ou voulu laissé leur trace. Une étude plus poussée sur ce point pourrait nous apporter plus d’informations.

Monique Teneur Van Daele insiste, quant à elle, sur la forte présence de la croix dans les motifs présents sur les édifices (125 sur 279) et notamment la croix de Saint André que l’on retrouve sur le blason des ducs de Bourgogne. Là aussi, le raccourci est facile si on pense que la Flandre a appartenu aux ducs de Bourgogne et que leurs héritiers Habsbourg conservèrent la croix de saint André comme symbole de la monarchie catholique en Espagne mais aussi en Flandre. Bernard Coussée nuance cette hypothèse qu’il juge anachronique, « tant l’X est ancien » en Flandre. Il nous propose deux autres hypothèses. La croix serait une marque de justice seigneuriale (maalteken), la croix indiquant l’endroit où la justice serait rendue. Le X, ensuite, est aussi un symbole celtique, emblème de Taranis, dieu de l’orage et du tonnerre. Ce qui laisserait supposer que les croix présentes sur les monuments religieux et civils serviraient de protection contre la foudre !

Une tentative d’explication ne serait pas complète sans l’apport de notre modeste contribution. Partant du principe que le losange est l’un des motifs les plus représenté (en dehors de la croix) et que l’unité de base de la société d’ancien régime est le foyer, la famille, la communauté, le village, la corporation, l’ordre, etc., ne peut-on pas voir dans certains motifs l’expression des liens qui unissent ces groupes ? Le quadrillage représenterait la communauté unie après les Troubles ; l’Odal, visible sur de nombreuses maisons, représenterait l’union (mariage) entre deux familles pour ne former qu’un foyer – l’inscription se faisant lors de la construction de la nouvelle demeure.

Au delà du symbole
A venir …

Notes
1. Joseph Dezitter (1883-1957) était le descendant d’une famille d’ébéniste et comptait parmi ses aïeuls Martin-Joseph Dezitter, curé de Crochte, fusillé sous la Révolution. Après des études de beaux-arts à Lille, Tournai, Bruxelles et Gand, il s’installe à Bergues où il devient sculpteur sur bois. il professe le dessin aux écoles et institutions de Bergues. Il fut conseiller municipal pendant de longues années et conseiller artistique de la ville.
2. La revue régionaliste de l’abbé Gantois.
3. Cet article sera reproduit accompagné d’illustrations dans l’ouvrage « Les maisons rustiques de Flandre » publié en 1944.

Bibliographie

  • Geert Hoornaert, Metseltekens in West-Vlaanderen en Noord-Frankrijk, Archeologische en Historische monografieën van Zuid-West-Vlaanderen, T.35, Courtrai, 1997, 208 pages.
  • Joseph Dezitter, Les maisons rustiques de Flandre, Emile Raoust, 1944, rééd. La Découvrance, 2004.
  • Gérard Landry & Georges de Verrewaere, « L’écriture secrètes des Germains », in Histoire secrète de la Flandre et de l’Artois, Albin Michel, 1982, p.87-97.
  • Monique Teneur Van Daele, Patrimoine rural et métiers traditionnels du Nord de la France, La Renaissance du Livre, 2004, pp. 49-52.
  • Geneviève Duprez, Architectures et trésors des églises de Flandre, Association des Retables de Flandre, 1997.
  • Bernard Coussée, Les histoires du Nord de mon Grand-Père, Editions CPE, 2010.
  • Albert Deveyer, Les runes en Flandre, in Revue Yser Houck, n°18, 1993, pp. 16-19.
  • Les runes, in Revue Yser Houck, n°56.
  • Collectif, Architecture rurale française, Nord Pas de Calais, La Manufacture, 1988, pp. 57-58.
  • Jean Paul Meuret & Henriette Noailles, « Signes en briques vitrifiées sur les constructions de la Thiérache (16e-18e s.) » in La Thiérache, 1873-1973, Société archéologique de Vervins et de la Thiérache, 1973.
  • Ignace de Coussemaker, Réparation des églises de la Flandre maritime après les troubles religieux du 16e siècle, in Annales du Comité Flamand de France, T.17, 1888, pp. 387-457.
- Publié le 31 octobre 2010, modifié le 10 octobre 2021 - Imprimer cet article

9 commentaires sur “Les symboles dits runiques en Flandre”

  • philippe AMEU a écrit le 9 février 2011

    il s’agit de joseph dezitter qui est l’auteur du livre « les maisons rustiques de flandre » et non jean.

    • Westhoekpedia a écrit le 10 février 2011

      Effectivement il s’agit bien de Joseph. Merci de votre attention.

  • Dominique DELGRANGE a écrit le 21 avril 2011

    Bonjour,

    Merci pour ce « panorama » de la question.

    Remarque : la croix de Saint- André – ou de Bourgogne n’est pas dans le « blason » (lire « les armoiries » ?) des ducs de Bourgogne, mais fait bien partie de l’emblématique des souverains Bourguignons et de leurs successeurs depuis Jean (de 1404 à 1419) jusqu’à .. aujourd’hui (voir sur les monnaies et les insignes militaires espagnols contemporains). Je partage sur cette question (la croix en Flandre) les idées de Monique Teneur.

    Cordialement,

    D. D.

  • Marc Robben a écrit le 7 juin 2011

    Si vous cherchez une théorie consistante (?) (avec des excuses que c’est écrit en Néérlandais) essayez de consulter mon website: http://www.graafschaploon.be avec une analyse en quelques milliers d’examples en toute l’Europe Occidentale.

    Marc Robben.

    • Westhoekpedia a écrit le 8 juin 2011

      Uw website is zeer interessant en zeer compleet. Dank u voor deze link.
      Degenen die helaas geen Nederlands spreken kunnen gebruik maken van Google Translate.
      Ons te verontschuldigen voor onze Nederlandse onjuist.

  • Marc Robben a écrit le 21 juillet 2011

    Vous avez reçu mom message du 07.06. J’ai essayé de traduire mes idées en français:
    http://www.graafschaploon.be/metseltekens-1/des-signes-magiques-en-maconnerie
    Mes sincères salutations,

    Marc Robben.

  • Seb van Westoek a écrit le 16 novembre 2014

    La fig.2 est en fait la rune GAR.
    A nosteke!

  • Patrick Nanin a écrit le 30 janvier 2018

    Très intéressant ce résumé des thèses sur le sujet.

    S’il s’agit de sigles de maçons, qu’en pensent lesdits Francs-maçons qui se disent héritiers des bâtisseurs ou/et les Compagnons qui revendiquent je crois le même héritage. Ont-ils planché sur le sujet ?

  • edith a écrit le 22 juillet 2019

    Bonjour, merci de ces interessantes informations.

    Est ce que quelqu’un sait ce que signifie la combinaison de 2 ou plusieurs runes?

    La facade de ma maison comporte 2 runes: un losange (unité/famille?) au rez, surmontée d’une croix plus élaborée que la croix latine au niveau du premier étage. Il me semble qu’une croix « pointe » vers la direction d’une église? Y-avait-il dans les constructions un nombre minimal ou maximale de runes sur une maison. Y a t-il des combinaisons particulières? Est ce que certains maçons du nord de la France ou de Belgique continue ce genre de « decor » sur les facades de maison? Merci de vos éclairages.

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