Un coin de Flandre : Les Moëres

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Par L. BARON

Le Beffroi de Flandre, revue régionaliste de la Flandre française, n°13, juillet 1920.

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Dans mon pays de Flandre il est un petit village que j’aime entre tous. Je l’aime non pas pour sa richesse ni la beauté de ses monuments, car il ne possède ni beffroi superbe ni clocher majestueux ; son église est peut-être le plus humble sanctuaire de Flandre ; toute sa richesse réside en la splendeur incomparable de ses moissons.

Je l’aime pour son histoire, car, contrairement à ce que l’on pouvait dire jusqu’à ces temps derniers de la plupart de nos villages flamands celui-ci a une histoire, histoire tragique même, généralement mal connue si pas totalement ignorée.

Comme monuments curieux il n’a que des moulins à vent ; mais ceux-ci retiennent l’attention d’abord par leur taille gigantesque et ensuite par les noms symboliques dont ils sont parés : le Pô, le Rhin, le Tage, le Danube, le Gange… et contrairement à ce que l’on pourrait croire, ces jolis moulins ne servent pas comme leurs congénères, à mouler le blé ou à broyer l’œillette, ils ont une mission plus noble encore peut-être, ils préservent le village entier et les alentours d’une inondation complète. Sans eux les champs qui s’étendent à perte de vue, où en ce moment mûrissent les moissons, où s’épanouissent les fèves en fleurs et d’où s’exhale la bonne odeur des foins, seraient entièrement recouverts par les eaux. A leur place on ne verrait qu’un lac immense aux eaux stagnantes, qui, au lieu du parfum des fleurs qui nous enivre ne nous laisserait que le fléau de ses émanations mortelles.

Les moulins des Moëres ont une origine qui mérite d’être divulguée. Ils sont les derniers témoins de l’ingéniosité et de la ténacité que nos ancêtres n’ont cessé d’apporter dans la lutte séculaire qu’ils ont menée contre les éléments et particulièrement contre la mer pour la conquête de notre terre nourricière et à ce titre, leur histoire vaut d’être contée.

Donc au début du XVIIe siècle, un immense marais pestilentiel, encombré de roseaux et couvrant 4 à 5.000 hectares suivant les saisons, s’étendait entre la mer et la Basse-Colme d’une part, et entre Furnes et Uxem d’autre part, c’était la grande Moëre. Un autre plus petit s’étendait à l’ouest du premier jusqu’aux environs de Bergues. Ils formaient deux cuvettes plus basses que le niveau moyen de la mer, dans lesquelles venaient s’amasser toutes les eaux pluviales du pays.

Leur trop plein s’écoulait à la mer par une rigole naturelle appelée pour lors la Moervaert ou Zeegracht (actuellement canal des Moëres) laquelle aboutissait elle-même dans l’arrière-port de Dunkerque à une écluse dénommée la Moersluys.

C’était le temps où les Archiducs Albert et Isabelle régnaient sur la Flandre. Les princes s’étaient attaché la personne d’un homme de génie, à la fois peintre, ingénieur et architecte, originaire d’Anvers et nommé Wenceslas Cobergher.

Emu par la mortalité anormale observée dans les populations de la région, Cobergher résolut d’assainir le pays et conçut le projet d’assécher les Moëres. Il exposa ce projet aux Archiducs qu’il sut convaincre et à qui il inspira confiance malgré la difficulté de l’entreprise. Un contrat fut établi par lequel le dessèchement terminé, l’ingénieur devait avoir la propriété de la petite Moëre et de la moitié plus 350 mesures de la grande.

Cobergher n’épargna ni son travail, ni sa fortune ; il se donna tout entier à son projet qu’il mit à exécution avec une méthode et une science infaillibles. Il commença d’abord par construire autour des Moëres et à distance, une digue destinée à arrêter toute arrivée nouvelle des eaux du pays. Son contrat ne l’obligeant qu’à « suer » (essuyer) les grande et petite Moëres à l’exclusion de toutes « eaus estranges ».

Il fit ensuite redresser et approfondir la Moervaert en même temps qu’il agrandissait la Moersluys du port de Dunkerque dont il abaissait le radier d’un mètre 50 environ.

Après cela, il fit creuser tout à proximité des bords des Moëres un canal de ceinture (Rynegracht ou Ringsloot) dont il maintint le plafond à un niveau supérieur à celui du fond des marais et qu’il mit en communication directe avec la Moervaert.

Ces travaux préliminaires furent longs et coûteux. Ils soulevèrent même de multiples protestations de la part des riverains et au cours de leur exécution Cobergher dut recourir à plusieurs reprises à l’autorité des Archiducs pour empêcher qu’on les détruisit.

Quoiqu’il en soit, le Ringsloot terminé, l’ingénieur disposa le long de son parcours une vingtaine de moulins à vent, munis de vis d’Archimède. Les vis d’Archimède placées obliquement baignaient par leur extrémité basse dans l’eau même des Moëres et venaient affleurer le niveau du Ringsloot par leur extrémité supérieure. Il n’y avait plus qu’a laisser faire le vent. C’était simple; sous l’action du vent du large les vis d’Archimède montaient les eaux dans le Ringsloot qui les déversait dans la Moervaert d’où elles étaient ensuite jetées à la mer entre chaque marée par le port de Dunkerque dont elles approfondissaient et nettoyaient le chenal.

En quelques mois le sol fut complètement desséché. Un enthousiasme indescriptible régnait dans la population. Ce qui avait été considéré comme une chimère se trouvait parfaitement réalisé à la satisfaction de tous.

Coupée en rectangles égaux par des canaux perpendiculaires, cette terre vierge fut mise immédiatement en exploitation, on construisit une église, des maisons et les habitants affluèrent, attirés par la modicité des prix de vente des terrains et aussi par la prodigieuse fécondité du sol.

Cobergher n’exploita pas son domaine, il le vendit à des particuliers tout en conservant ses droits seigneuriaux. Il mourut en 1634, à l’âge de 84 ans, alors que le village était en pleine prospérité.

Cette prospérité hélas ne devait pas être de longue durée : la guerre éclata entre la France et l’Espagne et en 1646 le prince de Condé traversa les Moëres avec son armée pour aller mettre le siège devant Dunkerque.

La ville était alors gouvernée par le Marquis de Leyde et ce dernier, dans le but de couvrir la place par des inondations n’hésita pas à faire rompre l’écluse que Cobergher avait construite. Décision inutile et d’ailleurs tardive qui n’eut d’autre conséquence que d’anéantir en quelques marées une œuvre qui avait nécessité plusieurs années de travaux considérables.

Il est facile de concevoir toute l’importance du désastre. L’eau de mer à laquelle aucune digue ne s’opposait plus pénétra deux fois par jour dans la Moervaert jusqu’au cœur même du village des Moëres. Les moulins, les maisons et toutes les constructions furent détruites, les anciens marais se reformèrent et pendant des années il ne resta de l’ancien village si prospère que le clocher de l’église émergeant au milieu des eaux. L’histoire raconte même qu’une troupe de malfaiteurs y alla élire domicile. À la nuit tombante ils quittaient leur repaire pour se répandre dans le pays environnant qu’ils mettaient au pillage et où ils semaient la terreur, Ils rentraient au moyen de barques vers le matin avec le fruit de leurs rapines.

Une violente tempête survenue en 1650, par une nuit d’hiver, emporta les bateaux amarrés au clocher et les bandits devenus prisonniers et à qui on se garda bien de porter secours périrent de faim les uns après les autres dans leur refuge.

Le Gouverneur fit alors raser le clocher jusqu’à fleur d’eau. Les choses demeurèrent dans le même état pendant près d’un siècle malgré différentes tentatives faites par les propriétaires. Ce ne fut qu’en 1748 qu’un officier de la garnison de Bergues, le comte d’Hérouville entreprit de nouveau l’assèchement des deux marais pestilentiels dont les émanations causaient des ravages désastreux parmi les hommes de troupe. Moins heureux que Cobergher le comte d’Hérouville vit son œuvre anéantie vers 1770, il y perdit toute sa fortune.

Le dessèchement fut repris plus tard par différentes sociétés qui toutes utilisèrent la méthode des moulins employée à l’origine par Cobergher.

Le dessèchement définitif n’a été obtenu qu’en 1826 date à laquelle on a commencé à construire le village actuel.

Pour suppléer à l’insuffisance du vent le syndicat actuellement chargé du dessèchement des Moëres a décidé l’établissement d’une machine élévatrice qui débite 40 mètres cubes à la minute. De même dans certains moulins les ailes ont été remplacées par des moteurs à gaz pauvre.

Le village possède actuellement environ 1100 habitants qui se livrent principalement à l’agriculture. La fertilité du sol est toujours remarquable, les betteraves y ont une densité supérieure à celles récoltées sur les terrains voisins.

L’organisation actuelle du système d’évacuation des eaux met le village à l’abri de toute surprise et tout danger d’inondation a maintenant complètement disparu.

C’est le triomphe définitif du Flamand qui par son intelligence et son courage opiniâtre a su lutter pendant des siècles contre l’envahissement des eaux et conquérir pied à pied la plus grande partie du sol composant notre plaine maritime.

Publié le 13 avril 2023, modifié le 12 mai 2023

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